CHAPITRE V
— Attention ! cria-t-il. On va bigorner la falaise !
Lyrnaïna resta blottie contre lui et répondit sans s'émouvoir :
— Mais non, Charly, nous allons simplement la traverser. Il faut t'habituer aux manipulations de l'espace-temps.
La gorge sèche, il vit disparaître la masse rocheuse et sans transition la forêt reparut. Il tourna vivement la tête : derrière eux, la chaîne de montagnes s'éloignait ! Très loin au-delà se dressait la tour géante, massive, qui dominait, ainsi que l'expliqua la jeune femme, le Centre de Recherches Scientifiques.
— C'est là-bas, au quatre-vingt-dix-septième étage, qu'est édifié l'Institut Méga-Psi dirigé par mon beau-frère. Ma sœur et moi y travaillons également. Nous sommes chargées de contrôler les programmes de tests auxquels sont soumis les enfants surdoués, comme Raa-Maani et sans doute aussi Thierry, si nous avions pu le tester. Les capacités latentes de cet enfant ne demandent qu'à éclore ; nous projetions, avec l'accord de ses parents, d'expérimenter avec lui afin de faire « sauter » ses verrous d'inhibition en lui révélant ses possibilités. Malheureusement...
Elle laissa sa phrase en suspens, attristée par le sort des deux gamins kidnappés par les Psi-Régressifs.
Dans une éclaircie de l'immense forêt de Koolnahor, au bord d'un étang, ils apercevaient maintenant une magnifique demeure de deux étages, disposée en équerre et aux murs en grosses pierres apparentes alternant avec des masses de verre translucide offrant toutes les gammes de vert. Sur la façade, des plantes grimpantes chargées de fleurs étalaient leurs tentacules.
Le Shounkor pyramidal se posa sur l'allée de gravillons, devant le garage qui abritait deux autres translateurs, ovoïdes ceux-là ; l'un d'eux, beaucoup plus volumineux, atteignait cinq mètres dans son plus grand diamètre.
Un peu inconsidérément, Floutard se leva et heurta du front la paroi inclinée de l'appareil pyramidal. Un doigt posé sur ses lèvres, Lyrnaïna le dissuada de jurer ; d'un geste lent de la main, elle dématérialisa la paroi et ils purent sortir, contourner l'aile nord du bâtiment pour franchir ensuite les marches du perron.
Un jeune couple en tunique courte vint les accueillir : Taroun Koulongha, très grand, puissamment charpenté, un visage énergique rayonnant la sympathie, des cheveux blonds et Oulnaa, son épouse, tout aussi brune et belle que sa sœur, avec des yeux immenses d'un mauve pailleté d'or et un corps non moins sculptural.
— Je suis content de te revoir, Charles, fit-il en lui serrant la main.
Oulnaa l'embrassa affectueusement sur les joues ; elle lui souriait avec gentillesse mais son regard était voilé par la tristesse.
— Sois de nouveau le bienvenu, Charly... Tes amis vous attendent...
Ils pénétrèrent dans un vaste living aux baies arrondies, au parquet composé de dalles triangulaires d'où émanait une faible luminescence.
A leur entrée, le couple Méricourt, Gilles et Régine — revêtus de tuniques diversement colorées — se levèrent, quittant le large sofa en arc de cercle qui semblait taillé dans un énorme cristal de roche lactescent.
— Et alors ? questionna Régine. Comment se fait-il que tu sois resté en rade, hier soir ?
Floutard battit des paupières.
— Hier soir ? Ben dis donc ! Ça fait un sacré décalage temporel !
Il n'eut pas le loisir d'écouter les explications — discrètes — fournies par Lyrnaïna. Son attention avait été attirée par le mur, à droite ; un mur entièrement transparent formant un aquarium géant, peuplé d'algues agitées par le courant liquide dans lequel nageaient des poissons aux formes graciles, aux couleurs chamarrées. De l'angle gauche s'éleva une inquiétante créature, tenant à la fois de la pieuvre et de l'araignée, dotée de six yeux pédonculés rouges comme le rubis, qui paraissait affolée ! Elle agita frénétiquement ses longues pattes-tentacules puis se laissa entraîner par le courant, emportée vers l'angle opposé de l'aquarium où elle disparut dans un tourbillon de bulles.
— Un Shlarox, indiqua Lyrnaïna. Très dangereux, à cause de ses dards urticants.
— Et vous gardez cette saleté dans l'aquarium ?
— Non, Charly. Tous les poissons, toutes les créatures que tu vois là sont en réalité en liberté : l'aquarium est alimenté par une dérivation de la rivière — celle qui alimente également l'étang — et cette faune aquatique ne fait en somme que passer ! Elle est aspirée par une tubulure, à gauche, et le courant l'entraîne vers la tubulure d'évacuation, à droite, où elle rejoint alors son milieu naturel. La dérivation du cours d'eau est pourvue d'une grille de filtrage interdisant aux spécimens dangereux de se mêler aux menus poissons et l'on peut se baigner sans risque dans l'étang.
Floutard hocha la tête, un peu dérouté et palpa le sofa avant de s'y asseoir. Bien qu'ayant l'apparence d'un bloc de cristal, il était souple et particulièrement confortable.
Gilles Novak s'adressa au portraitiste qui fit une grimace d'incompréhension et d'étonnement à la fois.
— Qu'est-ce que tu dis ?
— Excuse-moi, Charles, j'ai machinalement employé le liingarien. Oui, hier soir, nos hôtes nous ont soumis à un appareil à transfert mnémo-linguistique. Ils parlent parfaitement le français, mais ont préféré nous enseigner leur langue afin de nous permettre d'évoluer sans problème parmi leurs compatriotes.
— Ce soir, indiqua Lyrnaïna, je procéderai sur toi au même transfert. Pour l'instant, nous utiliserons le français...
Il opina distraitement et questionna :
— Toujours rien ?
Ils secouèrent négativement la tête et Norberte se mordilla les lèvres pour refouler ses larmes tandis que Taroun Koolongha déclarait :
— Les ravisseurs n'ont pas encore pris contact avec nous et toutes nos tentatives visant à localiser psychiquement Raa-Maani et Thierry sont demeurées vaines. J'en conclus que nos enfants ont dû être placés dans un champ neutralisateur interdisant toute communication télépathique.
« S'il en était autrement, Oulnaa et moi aurions pu, à défaut de la localiser avec précaution, percevoir les pensées de notre fille. »
— Comment une telle sélectivité, parmi des milliards d'êtres, est-elle possible ? questionna Gilles Novak.
— Nos parapsychologues les plus éminents ne sont pas parvenus à élaborer une théorie formelle sur ce point, avoua Taroun. Il existe une sorte de « courant préférentiel », une onde Psi qui « passe » en priorité lorsque cela s'avère nécessaire entre deux cerveaux reliés par l'affectivité. La distance n'y joue aucun rôle et des expériences prouvent que ce courant, chez les sujets les plus doués, passe même d'un continuum à un autre.
« Je dois par ailleurs préciser, contrairement à ce que tu penses, Gilles, que notre planète ne compte pas des milliards d'habitants mais tout au plus trois cent millions. »
Norberte ne prêtait qu'une attention distraite à cette conversation, trop accablée de chagrin — tout comme Oulnaa, d'ailleurs — pour y participer... L'image de son fils Thierry la hantait...
Très loin de là, dans la zone équatoriale de Liingar, sur la berge d'une rivière aux eaux tumultueuses, Ngoa surveillait sa canne à pêche coincée dans les rochers moussus. Les cheveux courts et bouclés, musculeux et bronzé, l'adolescent rêvassait, assis sur l'herbe, nu comme Loorhyna qui s'était endormie sur leurs tuniques étalées dans l'herbe grasse et épaisse. De temps à autre, il abandonnait la surveillance de sa ligne ballottée par le courant pour couler un regard attendri à sa petite amie, dont les longs cheveux roux retombaient sur le visage tavelé de taches de rousseur.
Une grosse araignée noire, striée de bandes jaunes, hideuse mais parfaitement inoffensive, s'avançait dans l'herbe, s'arrêtait pour palper prudemment la tunique qu'elle venait de rencontrer et, après une hésitation, devant l'absence de réaction de cette « chose » inconnue, le monstrueux arachnide s'enhardit, reprit son avance et stoppa de nouveau. Deux de ses pattes s'élevèrent, exerçant leurs fonctions exploratoires sur un nouvel obstacle tout aussi inconnu mais arrondi, tiède, soumis à de lents mouvements : le sein gauche de l'adolescente allongée sur le côté !
Dans son sommeil, sous ces attouchements légers, Loorhyna ébaucha un sourire, respira un peu plus vite et finit par ouvrir les yeux. Elle vit d'abord Ngoa, assis à l'écart devant sa canne à pêche, réalisa qu'il n'était pour rien dans cette caresse. Découvrant enfin l'immonde arthropode sur son sein, elle poussa d'abord un hurlement strident et disparut, franchissant la rivière par téléportation !
Surpris par ce cri démentiel, l'adolescent n'avait fait qu'un bond et promenait autour de lui des yeux hagards, sur la défensive, inquiet de la volatilisation subite de son amie. Apercevant enfin le « monstre » sur leurs tuniques, sa peur s'effaça et il parcourut du regard le paysage, pour éclater de rire à la vue de Loorhyna, paniquée, tremblant sur la rive opposée.
— Loo, reviens ! Cette bestiole ne présente aucun danger !
Il avait dû crier pour se faire entendre car la rivière, à quelques centaines de mètres de là, basculait en cataracte mugissante et se divisait en deux bras dont l'un s'enfonçait dans une immense caverne, traversant la chaîne de montagnes et ressortant vers le Nord, après avoir suivi un long dédale souterrain.
— Chasse-la d'abord ! répondit l'adolescente, par télépathie.
Usant de ses facultés télékinésiques, Ngoa souleva à distance l'inoffensive araignée et, sans lui faire le moindre mal, la « transporta » sur l'autre rive... à deux mètres de sa compagne, qui derechef poussa un cri d'horreur pour se téléporter illico près du garçon facétieux.
— Imbécile ! C'est malin de me flanquer une telle frousse !
Elle se rassit, furieuse et Ngoa s'écria :
— Attention ! En voilà une autre !
Loorhyna bondit et se réfugia dans ses bras. Lisant enfin en lui qu'il s'agissait d'une mauvaise farce, elle voulut le frapper — par jeu — mais le garçon l'étreignit avec force. Ses mouvements désordonnés les firent choir sur l'herbe.
Bientôt, elle mêla son rire à celui de son compagnon et leur lutte prit alors une tout autre tournure.
Ngoa ne songea plus à pêcher... mais à pécher !
Subtile différence qui résidait dans un accent...
La porte de la chambre où ils étaient captifs s'ouvrit et les deux enfants, angoissés, virent entrer Zelna, la jeune femme qui chaque jour leur apportait leurs repas et les accompagnait dans leurs promenades.
Elle remarqua les yeux rougis de Thierry, lui caressa les cheveux et sortit d'une poche de sa courte tunique deux épais bracelets de métal :
— A partir d'aujourd'hui, vous allez pouvoir vous promener tout seuls et vous amuser comme il vous plaira...
Zelna prit le poignet du gamin, y passa l'un des lourds bracelets et le referma avec un claquement sec avant de procéder de la même façon avec Sylvie-Raa-Maani.
— Voilà. Ces bracelets vous éviteront de vous perdre ou de vous aventurer dans des galeries interdites. Si vous sentez un picotement autour du poignet, cela voudra dire que vous devez faire demi-tour. C'est simple, vous voyez ?
Thierry tira sur le bracelet, voulut s'en défaire et se remit à pleurer :
— Je veux rentrer à la maison !
— Bientôt, tu reverras bientôt ta maman et ton papa. Il ne faut pas pleurer, conseilla la jeune femme en essayant de le cajoler mais le gamin se déroba et courut se jeter sur le lit, secoué par des sanglots.
Zelna, contrariée, coula un regard vers la fillette et suggéra, par télépathie :
— Essaie de le consoler, Raa-Maani.
Celle-ci la regarda longuement, fixement et refoula ses larmes.
— Ce n'est pas vrai ! Tu ne sais pas combien de temps « ils » vont nous garder ici !
Gênée par ce regard scrutateur et par la puissance de l'impact mental de cette enfant, Zelna tourna le dos et s'en alla en laissant ostensiblement la porte ouverte.
La fillette s'allongea près de Thierry et posa sa main sur son épaule.
— Pleure pas ; tu verras, bientôt, papa viendra nous délivrer et tous ensemble nous irons retrouver tes parents. Et si Mickey me court après, tu lui tireras une flèche dans le derrière !
Le gamin ne put s'empêcher de rire à travers ses larmes et il s'assit, s'essuya les yeux du revers de la main. Puis il rit de plus belle en voyant se former, dans l'esprit de Raa-Maani, l'image cocasse du chat recevant la flèche de l'Euréka dans l'arrière-train et poussant un miaulement de douleur avant de détaler.
— C'est bien, mon Thierry ! s'exclamat-elle. Tu commences à lire facilement mes pensées !
Elle l'embrassa sur la joue puis fit la grimace et s'essuya les lèvres.
— Pouah ! Tu es tout salé !
Avec le coin du drap, elle essuya les larmes de son camarade et lui prit la main :
— Viens, on va se balader. Tout seuls, cette fois...
Ils empruntèrent un long couloir aux parois de métal ; à leur approche, un panneau blindé s'escamota et ils se retrouvèrent « dehors », c'est-à-dire sous la voûte d'une gigantesque caverne éclairée par des rampes électroluminescentes qui répandaient une clarté bleutée. Etrange spectacle que cette grotte aux proportions démesurées avec, de part et d'autre d'une rivière souterraine, ces cubes ou parallélogrammes d'acier percés de portes et fenêtres constituant la base secrète des Psi-Régressifs.
Malgré la ventilation et le conditionnement de l'air, il y régnait une atmosphère lourde, humide et chaude. La plupart des hommes et des femmes qui menaient en ce lieu de mystérieuses activités, avaient abandonné leur tunique pour ne conserver qu'un cache-sexe.
Les Psi-Régressifs qu'ils rencontraient, au gré de leur promenade, leur souriaient gentiment et une jeune femme leur donna des tablettes de friandises. Bien que kidnappés, gardés en otages, les deux enfants n'avaient pas eu à souffrir la moindre brutalité. Ils pouvaient désormais se promener librement... jusqu'aux limites permises, mais là se bornait hélas leur « liberté ».
Malgré l'absence d'hostilité de tous ces gens à leur endroit, Thierry et Sylvie les détestaient. Cette dernière n'allait pas tarder, d'ailleurs, à saisir l'occasion d'exercer une petite vengeance.
Tous deux venaient de s'arrêter au bord d'une crique de sable gris sur laquelle gisaient pêle-mêle quelques tuniques, les shorts ou cache-sexe d'une dizaine d'hommes et de femmes qui se baignaient dans la rivière souterraine. Les enfants les regardèrent s'ébattre ou nager, tenter de remonter le puissant courant, tumultueux au milieu de son lit mais calme proche de la berge.
— Vous savez nager ? leur demanda une jeune femme, sortant de l'eau, ruisselante, ses longs cheveux plaqués sur ses épaules et ses seins.
Sylvie fit oui de la tête mais Thierry répondit négativement.
— Ça ne fait rien, dans la crique, vous aurez pied et il vous suffira de ne pas vous aventurer vers le milieu du courant. D'ailleurs, nous vous surveillerons. Et puis, il y a une grille de sécurité, fit-elle en désignant, du menton, la voûte rocheuse sous laquelle, plus loin, disparaissait la rivière.
— On y va ? proposa Sylvie.
— Non, j'ai peur, je sais pas nager...
— Sois pas bête ; je te soutiendrai.
Il tergiversa un moment et, voyant que sa camarade ôtait sa tunique et sa culotte, il se débarrassa enfin de ses vêtements que la fillette alla déposer plus haut, sur le sable gris.
— Venez, je vais vous montrer jusqu'où vous aurez pied, fit la jeune femme en prenant les enfants par la main.
Ils entrèrent à sa suite dans l'eau tiède et s'arrêtèrent bientôt, lorsque le niveau atteignit leurs épaules.
— Voilà, il ne faut pas dépasser cette limite. Amusez-vous bien...
La jeune femme rejoignit les autres adultes vers le milieu du courant non sans, de temps en temps, les surveiller dans leurs ébats.
Voyant son camarade barboter maladroitement comme un jeune chien, Sylvie pouffa :
— Je vais t'apprendre à nager... et quand tu sauras nager, ajouta-t-elle mentalement, on se sauvera par la rivière !
— Mais y a la grille ! On pourra pas, formula-t-il à son tour par la pensée.
— Si, on pourra, je t'expliquerai comment. Bon, reprit-elle à haute voix, tu va faire comme ça avec tes bras et comme ça avec tes jambes et moi je te tiendrai...
Il avait attentivement regardé les mouvements et inclina la tête. La fillette le soutint d'une main sous le ventre et de l'autre sous le menton ; le gamin s'appliqua comme il le put mais au début, bien évidemment, le plus difficile fut de coordonner convenablement les mouvements des jambes et des bras. Au bout d'une demi-heure, Sylvie le lâcha « traîtreusement » et il dut, pour ne pas couler, agiter frénétiquement ses membres tandis qu'elle l'encourageait :
— Vas-y ! Tu ne couleras pas ! On peut pas couler quand on bouge ! Nage, nage...
Percevant chez lui la panique naissante, elle le soutint à distance grâce à ses pouvoirs Psi et l'enfant, « sauvé », se remit à coordonner les mouvements de ses membres ce qui, à défaut d'avancer régulièrement, lui permettait de se maintenir, voire, de faire peu à peu quelques mètres.
— Si je te soutiens, tu viens de l'autre côté ? Y a une corniche qui va jusqu'à la cascade, là-bas, au bout de la grotte. On n'y est jamais allé.
— Non, j'ai peur. Là-bas, c'est tout noir.
— Mais non, c'est pas noir ; c'est moins éclairé et puis, y a peut-être un boyau, sous la cascade et on pourrait alors s'échapper ? confia-t-elle par télépathie.
Thierry regarda longuement le milieu de la rivière au débit rapide, profonde à cet endroit où les adultes nageaient.
— Tu me soutiendras, c'est bien vrai ?
— T'es bête ! Bien sûr, voyons. On va se laisser entraîner par le courant et on traverse comme ça, fit-elle en traçant une diagonale de sa main. Mais faut pas que tu aies peur, que tu lances tes bras et tes jambes n'importe comment, hein ? Mon père m'a appris à nager sur le dos et d'un seul bras ; de l'autre, je te soutiendrai. Alors, c'est d'accord, mon Thierry ?
Il opina gravement mais pas très rassuré et l'enlaça, la serra très fort, ce qui la fit rire.
— Mais non, pas comme ça ! Tourne-toi et laisse-toi aller...
Elle passa son bras gauche sous ses épaules et l'entraîna, nageant sur le dos en faisant des moulinets de son bras droit. En quelques brasses rapides, la jeune femme qui les avait invités à se baigner les rejoignit et les escorta au milieu du courant, sans pour autant intervenir, ayant jugé que la fillette se tirait fort bien de cet exercice pourtant malaisé.
Elle les vit reprendre pied, essoufflés, sur l'étroite corniche et questionna :
— Où comptez-vous aller ?
— On va voir la cascade.
— Surtout, ne vous baignez pas à l'endroit de la chute. La cataracte exerce une pression telle que vous ne pourriez probablement pas refaire surface... vivants ! Il y a sous l'eau des rochers et de dangereux tourbillons.
Sylvie prit la main de Thierry et tous deux s'éloignèrent sur la corniche. La jeune femme les suivit un instant des yeux, attendrie par le spectacle de ces deux enfants nus qui se tenaient par la main et qui, naïvement, pensaient pouvoir trouver une issue de ce côté-là, ainsi qu'elle l'avait lu dans le psychisme de la fillette.
Au bout d'un moment, malgré le grondement grandissant à l'approche de la cataracte, tous deux entendirent des cris et des protestations et ils se retournèrent, Sylvie avec une mine innocente : les baigneurs nageaient maintenant tous dans le sens du courant, tentant de rattraper leurs tuniques et cache-sexe qui, « inexplicablement », avaient été emportés par le courant !
— Pourquoi ils crient ? Ils sont pas contents ?
— Non. C'est le vent qui a poussé leurs vêtements dans la rivière.
— Mais... y a pas de vent ! objecta le gamin qui, voyant sa camarade pouffer, les doigts devant la bouche, se mit à rire. C'est toi, hein, qui as jeté leurs trucs dans l'eau ? Mais comment tu fais, sans les toucher ?
— Je peux pas t'expliquer : je le veux et... ça se fait comme ça.
— Et moi, je pourrai le faire aussi ?
— Oui, si tu le veux très très très fort. Ce soir, on essaiera, d'accord ?
— Oh ! Oui, ça serait marrant...
Ils atteignirent l'extrémité de l'immense caverne et levèrent les yeux : à une quinzaine de mètres de hauteur, sourdant en grondant d'une large faille, le torrent liquide décrivait une courbe et retombait dans une vasque naturelle en bouillonnant, projetant sur eux des gerbes qui les éclaboussaient, leur faisait cligner les yeux. Le vacarme était tel qu'ils devaient maintenant, pour se « parler », utiliser uniquement la télépathie.
— C'est beau, hein ?
— Oh ! Oui... Ça fait peur... Tu crois qu'y a un trou, derrière l'eau qui tombe d'en haut ?
— Sais pas. On va voir, viens...
Le dos plaqué contre le roc, ils s'avancèrent prudemment, de plus en plus douchés par les gerbes d'écume et ils parvinrent jusque sous la cataracte. La falaise était lisse, sans le moindre orifice, sans espoir d'évasion... Ils échangèrent un regard attristé. Sylvie soupira :
— Dommage... Faudra voir de l'autre côté, vers la grille...
Elle tressaillit soudain et ses doigts se serrèrent sur ceux de Thierry.
— Tu n'as rien ressenti ?
— Si... C'est... quelqu'un qui a peur !
— Une femme ! Elle a crié... Mais elle n'est pas ici... Elle est dehors ! C'est la première fois que nous pouvons capter les pensées de quelqu’un de l'extérieur, mon Thierry ! Tu te rends compte ? Ça veut dire qu'à cet endroit, sous la chute, ON PEUT COMMUNIQUER AVEC DES GENS QUI SONT LIBRES !
La fillette, tous ses sens en éveil, tendue, cherchait à localiser la source d'émission de ces ondes reflétant l'épouvante mais elle ne « recevait » que des sensations mêlées, confuses. De nouveau, elle se raidit, demeura immobile, captant un autre message, convenablement modulé cette fois mais faible : « Loo ! Reviens ! Cette bestiole ne présente aucun danger. » Après un court « silence », une autre pensée intervint : « Chasse-la d'abord ! »
Thierry grimaçait, semblait tendre l'oreille, percevant ces ondes mentales avec moins de netteté que sa camarade :
— De quoi elle a eu peur ?
— D'une araignée. Une grosse araignée, mais pas dangereuse...
Elle se concentra, s'efforça d'appeler psychiquement à l'aide ces deux jeunes gens dont elle avait pu capter le prénom : Loorhyna et Ngoa.
— Imbécile ! C'est malin de me flanquer une telle frousse !
Ce reproche émanait de l'adolescente. Le message mental suivant, lui, provenait du garçon qui la taquinait :
— Attention ! Il y en a une autre !
Réaction de frayeur de l'un et hilarité de l'autre.
Sylvie, pathétique, se mordillait les lèvres en lançant des appels de détresse :
— Ngoa ! Loorhyna ! Je vous en supplie... Ngoa ! Loorhyna ! Nous sommes prisonniers ! Sauvez-nous ! Sauvez-nous... Prévenez mon papa, Taroun Koolongha, à l'Institut Méga-Psi... Alertez-le ! Sauvez-nous... Sauvez-nous... Dites-lui que nous sommes dans une grotte, avec une rivière et une cataracte... Je vous en supplie... prévenez-le...
Puis elle baissa la tête et deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.
— Ils ne m'entendent pas... Pourtant, je les sens tout près... Je ne comprends pas pourquoi, moi, je peux les capter et eux pas... Ils sont distraits... ou trop préoccupés par quelque chose... C'est brouillé... Quelque chose qui leur fait plaisir...
— Des bonbons, peut-être ? hasarda candidement le gamin.
Pendant un moment encore, Raa-Maani s'efforça d'établir le contact, lança ses appels de détresse, puis elle abandonna, déçue.
— On reviendra demain et, cette fois, peut-être qu'ils recevront mes pensées et nous répondront...
Les deux enfants ressortirent de dessous la cataracte et refirent en sens inverse le chemin parcouru sur l'étroite corniche. Au lieu de retraverser la rivière, ils grimpèrent dans les rochers et atteignirent une plate-forme naturelle sur laquelle étaient édifiées d'autres constructions aux murs de métal, semblables à celles du niveau inférieur séparé de celui-ci par la rivière souterraine.
De place en place subsistaient des stalactites et stalagmites, entre lesquelles s'élevaient les bâtiments de la base. Certaines de ces formations calcaires s'étalaient en draperies étrangement colorées de noir et de rouge avec, parfois, de curieuses boursouflures d'un jaune vif.
Thierry et Sylvie s'avançaient entre les « maisons » (c'est ainsi qu'ils désignaient les installations où les Psi-Régressifs se livraient à de mystérieuses besognes) et soudain, ils sursautèrent : les bracelets provoquaient maintenant un picotement dans leur poignet.
— Ça pique ! fit le gamin en tirant sur son bracelet. Faut partir !
— Attends ! Marchons encore un peu. On verra bien...
A contrecœur, Thierry suivit son amie mais, bientôt, ils durent s'arrêter : aux picotements avait succédé une chaleur grandissante ! Droit devant eux, au fond d'une large galerie, se dressait un monumental panneau de métal bloquant la sortie de la base souterraine. Les deux enfants battirent en retraite et leur bracelet redevint inerte.
Ils descendirent jusqu'à l'étroite corniche, au bas des rochers et retrouvèrent de nouveaux baigneurs des deux sexes, l'équipe précédente étant retournée à ses occupations. « L'escapade » des enfants avait été signalée, comme il se devait, par la jeune femme avec laquelle ils avaient bavardé, une heure plus tôt, car une Psi-Régressive à la courte chevelure d'un roux étonnamment vif les interpella en souriant :
— Vous voilà de retour ? Venez, je vais vous faire traverser la rivière...
— Non, merci, répondit Raa-Maani. On va aller jusqu'à la grille et s'amuser à passer de l'autre côté, comme si c'était un pont.
— Il n'en est pas question ! Si vous tombiez, la violence du courant vous plaquerait contre la grille et vous seriez noyés ! Allez jouer sur l'autre rive, ordonna-t-elle en prenant d'autorité le gamin qu'elle maintint d'un bras plaqué sur sa hanche pour nager de l'autre bras jusqu’à la berge opposée.
Sylvie s'était jetée à l'eau, nageant comme un poisson derrière la jeune femme et prenant pied en même temps qu'elle mais un peu plus bas en raison du courant qui l'avait déportée vers l'aval.
— Mais tu nages très bien ! sourit la Psi-Régressive, ruisselante.
— Tellement bien que c'est moi que je lui apprends à nager, répondit fièrement la fillette en posant sur l'épaule du gamin une main protectrice.
— Il faut dire : « c'est moi qui lui apprends à nager », rectifia-t-elle avant de rejoindre les autres adultes tandis que, dans son dos, Sylvie lui tirait la langue !
Tard dans la nuit, Sylvie se réveilla, quitta son lit et marcha vers la porte.
— Où tu vas ?
Elle tourna la tête : Thierry s'était réveillé, se frottait les yeux.
— Chut ! intima-t-elle, l'index devant la bouche.
Elle appliqua sa dextre sur la dépression de la porte et celle-ci s'ouvrit.
— Une veine ! chuchota-t-elle. Depuis qu'ils nous ont mis ces bracelets, ils ne bloquent plus le verrou magnétique.
Elle se débarrassa de son pyjama et Thierry, avec une hâte fébrile, se mit nu lui aussi, renseigné sur les intentions de la fillette par ce qu'il venait de lire dans son esprit.
Ils empruntèrent le couloir faiblement éclairé par des veilleuses et la porte donnant sur l'extérieur joua sans difficulté. Ils se retrouvèrent dans l'immense caverne et, après un coup d'œil circulaire sur l'esplanade déserte, ils marchèrent vers la rivière dont ils longèrent le cours jusqu'à la voûte basse fermée par la grille.
Les rampes électroluminescentes ne répandaient plus qu'une vague clarté crépusculaire ; sans se l'avouer, ils avaient un peu peur dans cette monumentale grotte peuplée du ronronnement de machines invisibles et du grondement, ici atténué, de la cataracte.
La fillette glissa un pied entre les barreaux, sur l'une des barres horizontales et, s'aidant des mains, progressa vers la gauche en recommandant :
— Attention, mon Thierry, ça glisse. Tiens-toi bien...
Le courant était assez violent et aspergeait leurs mollets ; l'eau leur parut plus froide et, parvenu seulement au milieu de la grille, Thierry annonça d'une petite voix plaintive :
— J'ai envie de faire pipi...
— Ben, fais pipi ! pouffa-t-elle.
Et avec le parfait naturel de l'enfance, elle suivit l'opération jusqu'à son terme puis éprouva à son tour le même besoin et grimpa de quelques échelons afin de s'accroupir suffisamment haut pour ne point être aspergée par le bouillonnement de la rivière.
Thierry, le nez levé, gloussa pour remarquer :
— Les garçons, on n'a pas besoin de faire comme vous, les filles. C'est moins fatigant.
Raa-Maani redescendit à son niveau et haussa les épaules, sentencieuse :
— Mais nous, quand on court, y a rien qui ballotte !
Et sur cette vérité profonde, elle colla son front entre deux barreaux et scruta la galerie sombre dans laquelle s'engouffrait la rivière souterraine. A une trentaine de mètres seulement, la voûte noirâtre s'abaissait au niveau des flots tumultueux. Le courant créait de violents remous et l'on entendait de sourdes pulsations provoquées par un siphon naturel.
Ces sortes de coups de boutoirs revenant à intervalles réguliers ravivaient la peur chez le garçonnet. Son amie le regarda et soupira :
— Même si nous pouvions passer de l'autre côté, il faudrait plonger et chercher sous l'eau notre chemin, pour ressortir plus loin. Et toi, tu ne sais pas nager.
— Je sais un peu, puisque tu m'as appris...
— C'est pas assez. Faudrait que tu saches nager aussi bien que moi.
— Ben, demain, tu m'apprendras encore et bientôt, tu verras, on se sauvera par là !
Il réfléchit et s'exclama :
— Dis, comment on fera pour passer de l'autre côté de la grille ?
— Comme ça...
Et spontanément, la fillette se téléporta, disparut et reparut accrochée face à son camarade mais séparée de lui par les solides barreaux !
Ce n'était pas la première fois qu'il la voyait opérer ce genre de translation instantanée aussi n'en fut-il point étonné. En revanche, c'était bien la première fois qu'il souhaitait, avec autant d'envie, pouvoir l'imiter.
— Si tu le veux très-très-très fort, tu peux le faire. Essaie... Je te tiens la main...
Il ferma les yeux, voulut « très-très-très fort » imiter son amie mais demeura obstinément accroché aux barreaux.
— Ça marche pas ! pleurnicha-t-il, furieux.
Sylvie se téléporta en sens inverse et, accrochée d'une main, elle l'embrassa sur la joue.
— Ça peut pas marcher toujours du premier coup, mon Thierry, mais tu verras que c'est possible. On essayera tous les jours, jusqu'à ce que tu y arrives...
CHAPITRE VI
Le lendemain matin, Charles Floutard s'éveilla en sursaut, tiré de son sommeil par une série de notes mélodieuses diffusées sur un rythme rapide. Il mit quelques instants à reprendre contact avec le réel : ce décor futuriste était celui de la chambre de Lyrnaïna, dans son pavillon de la forêt de Koolnahor.
Près de lui, la brune jeune femme avait sursauté, s'était mise sur un coude pour abaisser le contacteur d'un télévisionneur orientable posé sur la table de chevet. L'image de sa sœur Oulnaa s'inscrivit sur l'écran, visiblement bouleversée.
Le portraitiste réalisa avec un léger retard qu'il comprenait les paroles précipitées prononcées en liingarien puisque aussi bien, la veille, sa compagne l'avait soumis à un transfert psycholinguistique.
— Les ravisseurs viennent de se faire connaître ! Le Conseil des Sages nous a immédiatement prévenus de leurs exigences, sans nous informer immédiatement de leur nature. Taroun est présentement au palais du Conseil réuni en séance extraordinaire. Il a pu, sans me donner le moindre détail, me rassurer sur le sort des enfants qui sont en bonne santé. Nous attendons son retour vers midi, sans doute, et je voulais t'en faire part afin que vous soyez ici lorsqu'il arrivera.
— Nous nous préparons et allons vous rejoindre, Oulnaa.
Et devant ce visage rongé d'anxiété, Lyrnaïna « envoya » à sa sœur une bouffée de tendresse accompagnant ces mots :
— Que l'Universelle Entité protège nos enfants...
Elle coupa le contact et se tourna vers Charles, les yeux humides d'émotion, pour se blottir dans ses bras.
— Pourquoi Taroun n'a-t-il pas donné davantage de détails sur ce qu'il a appris ?
— Parce que les délibérations de cette session extraordinaire du Conseil des Sages étaient couvertes par le secret. Il a dû profiter d'une courte interruption pour sortir de la salle — protégée des indiscrétions par un champ Psi négatif — afin de lancer à ma sœur ce message volontairement laconique...
Comme chaque jour, les techniciens et techniciennes de la base clandestine employaient leur période de liberté à se baigner dans la rivière souterraine, sous l'éclat blafard des plaques électroluminescentes suspendues à la voûte de roc suintante d'humidité.
Zelna, la jeune Liingarienne préposée à la surveillance des deux enfants retenus en otages, sortit avec eux de leur « block » pour se diriger vers la plage de sable gris. Elle ôta son cache-sexe et le jeta sur un rocher, près des autres sous-vêtements laissés par ceux qui l'avaient précédée. Thierry et Sylvie, eux, n'avaient pas jugé nécessaire de se vêtir pour parcourir la centaine de mètres à peine qui séparait leur « maison » de la plage.
— Soyez prudents, leur recommandat-elle avant de gagner un rocher qui surplombait une partie profonde.
Elle exécuta un plongeon impeccable et ressortit plus loin, au milieu du courant, sous les regards envieux de Thierry qui soupira :
— Qu'est-ce que j'aimerais, moi aussi, savoir plonger !
Sylvie le prit par la main :
— Avant ça, il faut apprendre à bien nager. Viens, je vais te donner ta deuxième leçon. Mais rappelle-toi : ne gigote pas, laisse-toi aller et fais les mouvements qu'il faut pour avancer...
Ils entrèrent dans l'eau tiède et la fillette, avec patience (évitant de se moquer lorsqu'il s'affolait et battait frénétiquement des bras sans coordonner ses mouvements de jambes) reprit sa leçon.
Les promenades du matin et principalement les baignades de l'après-midi leur procuraient un dérivatif salutaire durant leur réclusion, mais le soir, de nouveau seuls dans leur chambre, le chagrin s'appesantissait sur eux et bien des fois ils laissaient libre cours à leurs larmes, pleurant dans les bras l'un de l'autre. Ils se calmaient peu à peu, échafaudant alors de mirifiques projets d'évasion, galvanisés par les pensées captées fugitivement deux jours plus tôt sous la cataracte.
Aujourd'hui, afin de ne point donner l'éveil à Zelna, ils avaient décidé de se baigner un long moment avant de s'aventurer de nouveau vers le fond de la caverne géante.
— Fais bien attention à ne pas penser à ce que nous avons surpris, l'autre jour, quand nous avons capté l'échange télépathique entre ce garçon et cette fille, au-dehors, avait conseillé Sylvie. Tu sais que les autres nous espionnent sûrement. Dès que tu songes à ça, il faut tout de suite l'effacer, par exemple en pensant à tes parents.
« J'ai lu dans l'esprit de Zelna : elle sait que nous espérons trouver un moyen de nous enfuir et cela l'amuse car la seule issue possible est la grande porte blindée, au bout de la galerie où nous nous sommes avancés. Tu te rappelles ? Nos bracelets ont « piqué », sont devenus très chauds et nous avons dû revenir en arrière. »
Thierry, qui tout en effectuant les mouvements de la brasse, soutenu par Sylvie, venait de repenser à ces recommandations, se hâta de visualiser l'image de son père et de sa mère, dans leur pavillon de Louveciennes.
— Je nage mieux qu'hier, hein ? demanda-t-il.
Elle inclina la tête, le lâcha sans préavis et le gamin, un instant affolé, se débattit puis, courageusement, il se rappela les consignes et se mit à nager. Certes, ce n'était pas encore la forme olympique, mais il ne coulait pas et avançait tant bien que mal... en aspergeant frénétiquement les Liingariens des deux sexes qui s'écartaient en riant pour suivre ses efforts. L'un d'eux le fit pivoter pour l'éloigner du milieu du courant et le « renvoya » à son « professeur » qui, avec un peu d'inquiétude, le vit patauger puis se reprendre.
— Bravo ! cria-t-elle. T'as pigé ! Vas-y, mon Thierry ! Encore une ou deux leçons et tu nageras bien.
Il arriva vers la fillette à bout de souffle et s'accrocha à ses épaules, se maintenant la tête hors de l'eau par un battement de jambes :
— Repose-toi un moment puis on traversera, tous les deux.
— Chacun tout seul ? J'y arriverai pas.
— Si. Je nagerai près de toi mais tu dois arriver seul sur l'autre rive. Après, on ira se promener vers la cascade.
Il se hâta de chasser les pensées parasites compromettantes que ce lieu évoquait et inclina la tête, sans grand enthousiasme à la perspective de ce périlleux exploit !
En dépit de ses craintes et grâce à la réconfortante présence de son amie, une demi-heure plus tard, il prenait pied avec elle sur l'autre rive et la fillette l'embrassa sur les joues, le cajola pour le féliciter.
Sous les regards de Zelna et des autres techniciens, ils s'éloignèrent le long de la corniche : touchant tableau que celui de ces deux enfants, nus, se promenant la main dans la main à travers l'inquiétant décor de cette immense grotte.
Zelna, tout en se baignant, suivait un peu distraitement le cheminement de leurs pensées.
— Quand on sera arrivés sous la chute, on jouera à cache-cache, comme la première fois. Mais tu tricheras pas, hein ?
— J'ai triché, moi ? T'es folle !
— Oui, t'as triché : j'ai bien vu que tu regardais, du coin de l'œil, où j'allais me cacher !
Pensées des plus anodines, bien faites pour tranquilliser Zelna.
Zelna qui sursauta en sentant une main puis une autre, sous l'eau, s'emparer de son mollet puis remonter le long de sa cuisse. Elle pirouetta sur elle-même, nageant vers le milieu du courant pour échapper, par jeu, à Torn-Hulgo, son partenaire du moment. Ils refirent surface en riant et replongèrent pour s'enlacer sous l'eau.
A 200 mètres de là, parvenus sous la cascade au vacarme assourdissant, Sylvie prévint son camarade par télépathie :
— Ça y est, Zelna ne pense plus à nous, maintenant.
— A quoi elle pense ?
— A son amoureux. Ils nagent tous les deux sous l'eau. Ils s'embrassent.
— Nous aussi, on s'embrassera sous l'eau, quand je saurai bien nager, tu veux ?
— Oui, mais ne pense plus ; essayons de capter quelque chose, comme l'autre jour...
Avec gravité, les traits figés dans une immobilité absolue, la fillette et le gamin se concentrèrent, cherchant à percevoir d'éventuelles pensées issues du monde extérieur. Thierry, beaucoup moins familiarisé avec les perceptions extrasensorielles, ne tarda pas à soupirer, déçu.
Sylvie persista un long moment encore puis son visage s'anima, prit une expression douloureuse et elle secoua la tête.
— Le garçon et la fille ne sont plus là... Je ne perçois qu'un amas de pensées lointaines et sans signification ; les bandits qui nous ont enlevés ont dû placer quelque part un brouilleur Psi. Je recommencerai tout à l'heure. Maintenant, il faut jouer à cache-cache, des fois que Zelna nous espionnerait encore...
En fin de matinée, de retour à son pavillon de la forêt de Koolnahor, Taroun Koolongha fut accueilli par sa femme et leurs amis avec l'impatience que l'on devine. Oulnaa son épouse et Norberte le dévisageaient avec angoisse. Raymond Méricourt, lui, se mordillait la lèvre inférieure, tout aussi anxieux que Gilles Novak, Régine, Floutard et Lyrnaïna qui attendaient ses révélations.
— Les Psi-Régressifs ont adressé, à l'aube un message au Président... Ils exigent, pour libérer nos enfants, la livraison de deux Ngersh de Psirilium en containers équipés de vannes à pression contrôlée !
— Le Ngersh est sans doute une mesure de poids ou de volume, hasarda Gilles, mais qu'est donc le Psirilium ?
— Un métal colloïdal, c'est-à-dire à l'état de microgranules dispersées dans un liquide jouant le rôle de milieu de suspension.
Le directeur de la revue « L.E.M. » n'avait pas été sans remarquer l'inquiétude manifestée par Oulnaa et Lyrnaïna à l'audition des conditions exigées par les ravisseurs.
— Les plus étranges propriétés du Psirilium tiennent au fait que, projeté en enduit sur un métal ou sur un support quelconque, ledit support constitue alors le matériau idéal pour fabriquer des Shounkors propres aux translations d'un continuum à un autre.
— Ce dont les Psi-Régressifs ont le plus besoin, je vois, maugréa Gilles Novak. Mais ces rebelles ne vous ont évidemment pas demandé de leur livrer le Psirilium aux portes de leur repaire. Comment va donc s'opérer la livraison..., si votre Conseil des Sages souscrit à leurs exigences ?
Après une brève hésitation, Taroun Koolongha répondit :
— Oui, le Conseil a dû s'incliner, pour sauver nos enfants.
Il eut un sourire quelque peu désabusé pour commenter :
— Ce faisant, les Sages n'ont pas seulement obéi à des sentiments humanitaires mais à l'intérêt exceptionnel que présentent pour l'avenir de notre espèce des sujets aussi doués que Thierry et Raa-Maani.
Et il ajouta, à l'intention des Méricourt :
— Car votre fils, nous en sommes convaincus, présentera avant longtemps les mêmes aptitudes Psi que notre fille. Tu peux être assurée, Norberte, que rien de mal ne leur arrivera, durant leur captivité. Surtout maintenant que le Président du Conseil des Sages a donné son accord aux Psi-Régressifs. Les tractations ont duré deux fois trente secondes, ce matin à l'aube.
— Par des voies télépathiques ?
— Non, Régine. Par télévisionneur, à bord d'un aéronef en vol rapide, sans doute, et la durée du message fut trop brève pour permettre de repérer et localiser le point d'émission. Le porte-parole des rebelles est une de vos vieilles connaissances, fit-il en parcourant des yeux Gilles et ses amis ainsi que sa belle-sœur : j'ai nommé Ulyn-Ghor.
— Le Liingarien qui, s'étant matérialisé chez nos amis Méricourt, tenta de se faire passer pour toi ?
— Et que tu as su très habilement démasquer, oui, confirma Taroun. Il avait de surcroît pris la précaution de s'entourer d'un champ Psi-Négatif pour empêcher aussi toute détection par les perceptions extrasensorielles.
« Le Psirilium devra être livré en containers isothermiques — au nombre de vingt-cinq — dans les zones arides du désert de Tn'Argola, proche de l'équateur. C'est là l'une des régions les plus déshéritées de Liingar, immenses étendues de sable, de montagnes déchiquetées traversées par d'interminables failles géologiques ouvertes par un cataclysme il y a une douzaine de millions d'années. Certaines de ces failles se prolongent jusqu'à l'équateur, en pleine jungle. Est-ce dans l'un de ces canyons, très profonds, que les Psi-Régressifs ont établi leur repaire ? Cela se pourrait bien, mais il ne faut guère songer — du moins avant la délivrance des enfants — de pouvoir procéder à leur exploration systématique. »
— Le point exact de la livraison a-t-il été fixé ?
— Pas encore. La préparation et le conditionnement délicat de deux Ngersh — environ cinq tonnes ! — de Psirilium exigeront au minimum une semaine. D'ici là, Ulyn-Ghor reprendra contact avec le Président du Conseil des Sages.
Les épaules de Norberte Méricourt se voûtèrent davantage et elle réprima un sanglot à l'idée de devoir se morfondre encore huit jours durant sur le sort de son fils.
— Le conditionnement du Psirilium présente certaines difficultés, expliqua Taroun Koolongha. Chaque container devant abriter deux cents kilos de métal colloïdal est assez volumineux, en raison de l'indispensable dispositif de réfrigération autonome. Un récipient de ce type a l'aspect d'un cylindre de deux mètres de diamètre sur trois de hauteur.
« Cela présuppose que les rebelles disposent d'aéronefs relativement importants ou, encore, d'engins de levage dégraviteurs, que nous pourrons sans doute repérer depuis nos satellites d'observation. Mais, je le répète, rien ne sera tenté contre les Psi-Régressifs tant que nos enfants n'auront pas été libérés. J'en ai reçu l'assurance de la bouche même du Président du Conseil des Sages, Voraan-Khor... qui souhaite vous rencontrer. Car je n'ai pu, vous le comprenez, lui cacher votre intégration dans notre continuum dès l'instant où Thierry et Raa-Maani ont été enlevés ensemble.
« C'est demain matin que nous nous rendrons au Palais sur l'invitation du Shorn-Lo — ou Président
— Voraan-Khor. »
Gilles Novak approuva machinalement d'un mouvement de tête, préoccupé par les explications de Taroun. Par une curieuse association d'idées, il se remémorait un conte de son enfance...
Mais les contes, n'ont-ils pas, parfois, une application pragmatique dans le monde des adultes ?
— C'est aussi mon avis...
Cette pensée qui venait de s'insinuer dans son esprit, il sut intuitivement qu'elle émanait de leur hôte. Et de fait, Taroun posait présentement sur lui un regard chargé de malice en ajoutant mentalement :
— Ne dit-on pas, chez vous, « rusé comme un singe » ? Cette expression te convient à merveille, Gilles ! Nous étudierons ton idée, avant d'en faire part à tes amis...
En ôtant son cache-sexe pour le lancer sur le rocher, Zelna fit à Sylvie et à Thierry l'habituelle recommandation :
— Soyez prudents ; vous savez que le courant est rapide au milieu de la rivière...
Ils opinèrent et le gamin porta ses regards vers le rocher, intrigué par le bruit de froissement de papier qu'avait provoqué, de façon inattendue, la chute du cache-sexe. Celui-ci venait en effet de tomber sur un sachet, non pas en papier mais en matière plastique, rempli de tablettes de Xouln.
En entrant dans l'eau avec sa camarade, Thierry formula télépathiquement cette question :
— T'as vu, le sac plein de Xouln, sur le rocher ? Si on en fauchait un peu ?
— Oui, je l'ai vu, mais tu crois que ce sera facile pour toi, d'apprendre à nager avec un gros bonbon dans la bouche ?
— Ben, je nagerai en fermant la bouche, pardi !
— Et en respirant par le nez, tu respireras également de la flotte ! Non, on va d'abord nager — t'as encore des progrès à faire — et après, on piquera du Xouln qu'on ira manger derrière la cascade.
Avec un soupir de regret, il la suivit dans l'eau et accomplit du mieux qu'il le put les mouvements de la brasse — la « nage à la grenouille », disait-il en riant, non sans songer avec envie aux mouvements du crawl où Sylvie excellait.
— C'est presque bien, mon Thierry ! Mais détends bien tes jambes, tu verras que tu avanceras plus vite.
Pendant une demi-heure, il s'appliqua, docile aux conseils avisés de sa camarade, puis celle-ci conseilla :
— Maintenant, on va nager sous l'eau. Je resterai près de toi et tu regarderas comment je fais.
— Je regarderai... sous l'eau ?
— Pardi, oui. Faut ouvrir les yeux, c'est pas malin.
Il la vit pirouetter sur elle-même et, avec quelque appréhension, il l'imita, n'alla pas aussi profond qu'elle et redoubla d'énergie, battant des paupières, un peu surpris par la vision subaquatique. Il refit rapidement surface, emplit d'air ses poumons et replongea, découvrant la fillette qui lui souriait tandis que des bulles en chapelet sortaient de ses narines. Très fier de ses progrès, il nagea auprès d'elle, bientôt grisé par ses « performances » !
— Regarde à droite...
Il suivit ce conseil télépathique et aperçut, sous l'eau, Zelna et Torn-Hulgo, son amoureux, qui nageaient l'un vers l'autre. Leur visage se rapprochèrent et le liingarien fit sortir d'entre ses lèvres une tablette de Xouln que la jeune femme saisit entre les siennes, en croquant un morceau à la faveur de ce baiser.
Les deux gamins refirent surface, essoufflés.
— T'as vu, Sylvie ? C'est sûrement à Torn-Hulgo, le sac de Xouln. Dis, maintenant que la leçon est finie, tu veux pas en piquer quelques-uns ?
— Et pourquoi moi ? rit-elle. Hier soir, tu es bien arrivé à me « tirer une pince », quand j'étais sous la douche et alors que tu étais dans la chambre.
— C'est pas pareil et puis, j'étais en colère parce que tu m'avais caché mon slip ! rit-il. C'est marrant, mais c'est plus facile de faire des « trucs » comme toi quand je suis en colère.
— Au début, oui, mais tu verras qu'on n'a pas besoin d'être en rogne pour mettre en pratique nos fonctions Psi. Papa me l'a dit quand j'étais petite et il avait raison.
— Peuh ! T'es toujours petite, t'as à peine un an de plus que moi.
— Et alors, dans un an, toi aussi tu auras six ans et tu te moqueras des enfants de cinq ans, mais c'est pas bien. Est-ce que je te reproche d'être « petit », moi ?
— Tu m'énerves !
— Alors, profites-en pour faucher des Xouln ! pouffa-t-elle.
Il réalisa le comique de sa réplique, se concentra et battit soudain des paupières : sous l'eau, dans sa dextre, deux tablettes de friandises venaient de se matérialiser !
— Ça y est ! chuchota-t-il avec des airs de conspirateur. Viens, on va les manger en cachette...
Ils plongèrent et, nageant sous l'eau, le gamin donna une tablette à sa camarade puis il avança son visage, lèvres retroussées de façon cocasse et Sylvie, imitant Zelna, lui donna et un baiser et un morceau de Xouln qu'il coupa avec ses dents.
— Eh ! Tu triches ! Moi j'en ai qu'un bout et toi tu as en plus un Xouln entier ! protestat-elle en refaisant surface avec lui.
— T'as qu'à en piquer, toi aussi !
Ce qu'ils firent, à tour de rôle, Thierry devenant rapidement expert dans cet exercice de dématérialisation et rematérialisation, au point que le sachet, en fin d'après-midi, à force de « ponctions » successives, fut quasi vidé de son contenu !
De cette petite cause allaient naître de grands effets...
Gavés de friandises, ils s'étaient dissimulés derrière la cataracte pour savourer l'ultime poignée de Xouln dérobée par Psychokinèse. La dernière tablette, Thierry la glissa en partie dans sa bouche et présenta ses lèvres à la fillette qui vint en croquer un morceau.
Elle le taquina :
— Je t'ai laissé qu'un petit bout de Xouln !
— Je m'en fous ! J'en ai tellement mangé que j'ai plus faim ! rit-il en se frottant l'estomac.
— On aurait pas dû tous les prendre. Torn-Hulgo ou Zelna se douteront que...
Thierry gloussa avec une mimique espiègle :
— T'as pas vu ? J'ai fait glisser le sac presque au bord de l'eau. Ils croiront que c'est quelqu'un qui lui aura donné un coup de pied, en marchant et que les bonbons sont tombés à la flotte.
La gamine le regarda avec admiration :
— Ce que tu es malin, toi ! Allez, maintenant, on va essayer de capter des pensées du dehors...
Ils s'assirent sur le sable gris, s'adossèrent au rocher avec, face à eux, le tonitruant rideau liquide de la cataracte et se concentrèrent, la main dans la main.
Sans plus de résultat que la veille...
Zelna, en fredonnant, acheva de mettre le couvert et appela les enfants qui jouaient dans leur chambre. Repus d'avoir ingurgité tant de tablettes de Xouln, ils s'installèrent à la table sans le moindre appétit et la jeune femme dut les gronder pour les forcer à manger un potage d'algues pourtant succulent.
Lorsqu'elle leur servit le plat de résistance, une nausée monta aux lèvres du garçonnet et de la fillette et Thierry refusa tout net :
— Non, j'ai plus faim.
— Mais, vous n'avez mangé qu'une assiette de potage ! Et la tienne, tu ne l'as même pas finie ! Allons, mange, force-toi.
— Non, je peux pas... J'ai... Euh... J'ai un peu mal à l'estomac...
La Liingarienne tiqua en percevant l'image mentale de leurs ripailles de friandises que le gamin n'avait pas su effacer à temps de son esprit :
— Oh ! C'est donc vous qui aviez chipé les Xouln !
Elle se pencha pardessus la table et voulut souffleter les coupables mais Thierry, fustigé par la peur, usa de ses facultés Psi naissantes sans réfléchir et se retrouva brusquement dans la chambre ! Pour la première fois de sa vie, il venait de se téléporter !
Zelna, pétrifiée de stupeur, resta bouche bée devant sa disparition instantanée. Elle médita une minute sur l'attitude à prendre et se rassit, un peu déroutée de découvrir chez cet enfant étranger à son monde de telles aptitudes.
— C'est bon, Thierry, reviens... Je ne te forcerai pas à manger, de crainte que tu souffres ensuite d'une indigestion.
Craintif, il pénétra dans le petit living sommairement meublé et, ne lisant plus aucune menace dans le psychisme de leur chaperon, il s'approcha, s'assit sans un mot au côté de Sylvie.
Zelna acheva de dîner, seule, puis elle débarrassa la table, préoccupée : dès demain matin, elle informerait Ulyn-Ghor de sa découverte. C'était à lui, chef de la base, qu'il incomberait de prendre la décision de placer leurs otages en hibernation. Leur faculté de téléportation, employée à tort et à travers, présentait de trop gros risques. Ils pouvaient se blesser, voire s'intégrer involontairement, par inexpérience, dans les parois rocheuses de la caverne et connaître ainsi une fin affreuse, ce qui eût compromis — sinon fait avorter — les tractations en cours visant à obtenir deux Ngersh de Psirilium, indispensables à la réalisation du Grand Projet des Psi-Régressifs...
— Voulez-vous regarder la stéréovision ?
Sylvie et son camarade bâillèrent sans retenue, l'estomac lourd et fatigués d'avoir beaucoup nagé.
— Non, merci, pas ce soir, soupira la fillette. On va se coucher...
Zelna esquissa un sourire, les embrassa et se remit à fredonner, heureuse d'avoir si tôt le champ libre pour recevoir Torn-Hulgo. Dans moins d'une heure, les enfants dormiraient et elle pourrait sans problème entrouvrir la porte du « block » afin de l'accueillir discrètement...
Thierry et Sylvie, pelotonnés l'un contre l'autre dans leur lit, échangeaient leurs pensées, faisant alterner chuchotements et télépathie.
— C'est formidable, mon Thierry ! Maintenant, tu sais toi aussi te téléporter ! Ça va drôlement nous servir, pour nous échapper, cette nuit.
— Pourquoi, cette nuit ? Moi j'ai peur... enfin, j'ai « un peu » peur, dans le noir. On devrait attendre demain.
— Tu es bête ! Demain, dans la grotte, il fera aussi noir que maintenant.
— Oui, mais dehors, il fera jour !
— C'est trop dangereux d'attendre. Tu as bien lu, comme moi, dans les pensées de Zelna et tu sais que, demain, elle ira cafarder à Ulyn-Ghor et lui dire que tu sais te téléporter. Ils nous feront dormir. On pourra plus se baigner ni tenter de filer.
— Comment, dormir ? Longtemps ?
— Oui, longtemps, en nous plaçant dans... Enfin, je ne sais pas ; j'ai vu une sorte de boîte transparente où ils nous placeront et où on nous forcera à dormir.
— Dans... dans une boîte ? s'exclama le gamin, horrifié.
— Oui, comme un cercueil en plastique, avec des tubes et des fils et des machines qui ronronnent.
Il frissonna, se serra davantage contre la fillette.
— T'as raison, faut qu'on s'échappe cette nuit, quand Zelna dormira. Mais dehors, on connaît pas. Où c'est qu'on va sortir ? Et on n'aura rien à manger.
— Avant de partir, on piquera des vivres, dans le réfrigérateur du block.
— On piquera aussi un couteau, pour se défendre, hein ?
— Oui, mon Thierry. On mettra tout ça dans le sac de Zelna, avant de filer.
Leur excitation était telle, à l'idée de tenter cette grande aventure, qu'ils ne parvinrent pas à s'endormir. Le temps qui s'écoulait leur paraissait interminable. Ils perçurent, à son approche, les pensées de Torn-Hulgo et le « suivirent » lorsqu'il se coula silencieusement dans la chambre de sa partenaire.
— Zut ! ronchonna Thierry. Ils vont encore parler, parler, parler et pendant ce temps, nous devrons attendre !
Ils durent attendre, effectivement, un très long moment encore et le gamin se montra inquiet en suivant les pensées, passablement confuses, du couple :
— Dis, pourquoi ils se battent, en s'embrassant ?
— Ils ne se battent pas, ils s'amusent.
Le garçonnet ferma fortement les yeux, comme si cela devait lui permettre de mieux visualiser la scène mais celle-ci se déroulait dans l'obscurité et il ne pouvait percevoir qu'un amalgame — pour lui incompréhensible — d'images mentales embrouillées.
— Si, ils se bagarrent ! T'entends pas Zelna qui pleure ?
— Elle pleure pas, je te dis : ils s'amusent en s'embrassant, c'est tout.
— Mais non ! Est-ce que tu pleures, ma Sylvie, quand on s'embrasse sous l'eau ? Et quand on s'est embrassé, derrière la cascade ?
Excédée par ses remarques naïves, Raa-Maani, qui malgré ses six ans possédait une maturité suffisante pour comprendre « certaines choses », se résolut à traduire en clair ce qu'il prenait pour une « bagarre » avec pleurs et grincements de dents !
Ces étonnantes révélations laissèrent le gamin pantois...
Un autre long moment s'écoula et, après les « hostilités », le couple finit par s'endormir !
Les enfants s'habillèrent en silence, usant ensuite de leurs facultés P.K. ([3]) pour dématérialiser de l'intérieur du réfrigérateur des fruits, le reliquat substantiel d'un rôti, des œufs durs qu'ils placèrent dans un sachet plastique avant de le glisser dans le sac de Zelna. Ils raflèrent aussi deux couteaux de cuisine et, pour n'avoir pas à encourir le risque de faire grincer la porte, ils se téléportèrent à l'extérieur, Thierry tout heureux de ses nouveaux pouvoirs.
Après s'être assurés qu'aucun Liingarien ne circulait dans l'immense caverne faiblement éclairée par les plaques électroluminescentes, ils gagnèrent la rivière et marchèrent jusqu'à la robuste grille derrière laquelle le cours d'eau poursuivait sa course souterraine.
Là, ils se dévêtirent entièrement, tassèrent leurs vêtements dans le sac, le refermèrent soigneusement et Sylvie eut un mouvement d'humeur :
— Flûte ! On a oublié de faucher la lampe de Zelna !
Elle se concentra et, dans la seconde qui suivit, la mini-torche électrique se matérialisa sur le sable, à leurs pieds.
— Tu es prêt, mon Thierry ? fit-elle en lui prenant la main. Première étape, on passe de l'autre côté de la grille.
— Je suis prêt...
Une translation spontanée les fit se retrouver au-delà de la grille, au cœur de l'inconnu...
CHAPITRE VII
Les deux enfants, passablement inquiets, jetèrent un dernier regard derrière la grille, sur les blocks de la base des Psi-Régressifs et Sylvie, le sac sur l'épaule, conseilla :
— On va pas éclairer la lampe tout de suite. Marchons au bord de la rivière tant qu'on y verra un peu.
Ils progressèrent avec prudence, sur les rochers glissants, obligés parfois de marcher dans l'eau, puis de se courber au fur et à mesure que la voûte de roc s'inclinait. Bientôt, ils durent nager, la fillette exécutant les mouvements d'un seul bras, l'autre tenant le sac de vivres avec fermeté. L'espace entre la surface de la rivière et le « plafond » allait en diminuant et ils décidèrent de faire halte en se nichant entre deux blocs de roc, ballottés par le courant de plus en plus rapide ; proche, maintenant, leur parvenaient les coups sourds, amples, d'un énorme siphon.
— Tu vas garder le sac ; je prends seulement la lampe pour m'éclairer sous l'eau.
— Elle marche, dans la flotte ?
— Oui, j'ai la même, chez mes parents. Tu bouges pas, hein ? Tu m'attends.
— D'accord... (Il hésita, ne voulant pas trop montrer sa peur.) Ne reste pas trop longtemps... Et fais gaffe, hein ? Si c'est trop loin, sous l'eau, reviens vite !
— Promis...
Elle hésita à son tour, embrassa furtivement la bouche de son camarade
— Zelna et Torn-Hulgo avaient fait école ! — remplit d'air ses poumons et plongea, disparut dans le noir. Thierry vit bientôt une clarté glauque s'éloigner dans les profondeurs de la rivière souterraine et comprit que Sylvie avait éclairé sa lampe. Il emplit lui aussi au maximum ses poumons et retint sa respiration, « pour voir », afin d'évaluer le temps d'immersion de la fillette. Les secondes s'écoulèrent, douloureuses ; il expira un peu d'air, se dit qu'il devait « tenir » tout comme son amie. Son cœur cognait de plus en plus vite, lui semblait-il et il expira une nouvelle quantité d'air. Quand ses poumons furent vides, il s'efforça de ne pas respirer mais ne put guère prolonger cette expérience et il ouvrit toute grande sa bouche, suffocant.
Il commença à s'affoler. Sylvie était mieux entraînée que lui, cela, il le savait, mais jamais elle ne pourrait « tenir » si longtemps. Il l'imaginait, coincée dans des rochers, prisonnière de l'eau, s'étouffant, hurlant un dernier cri inaudible et...
— T'en fais pas, mon Thierry ! Tout va bien...
Le gamin tressaillit comme sous l'effet d'une décharge électrique.
— Où tu es ? Qu'est-ce que tu fais ? formula-t-il mentalement.
— Je me repose, dans une grande caverne. C'était long, tu sais, le tunnel de la rivière ! Et le siphon, ça faisait « boooouuuummmm... booouuummm », j'avais la trouille !
— Moi, j'avais peur pour toi. Je croyais que t'étais morte !
Quelques minutes plus tard, la fillette refaisait surface, à bout de souffle et Thierry la prit contre lui, en se tenant de l'autre main au rocher, serrant entre ses dents le sac précieux.
— L'eau est bien plus froide que l'après-midi ! fit-il, la peau granuleuse. Tu crois que je pourrais, moi aussi, nager aussi longtemps sous l'eau ?
— Sûr, mais comme j'ai bien repéré le parcours, on n'ira pas à la nage. On va se téléporter tous les deux en même temps et on se retrouvera de l'autre côté du siphon, qui est long et très large.
Ils s'enlacèrent étroitement, coinçant le sac entre leurs poitrines et Sylvie, la torche dans une main, donna le signal mental à son camarade. Une fraction de seconde plus tard, ils se rematérialisaient sur une plage de sable gris, au sein d'une vaste caverne, apercevant plus loin une forêt de stalactites et de stalagmites.
Thierry, en riant, se retourna pour tirer la langue en direction du siphon et de la base où les Psi-Régressifs les avaient retenus en otages. Ils étaient libres. Du moins, « libres » dans cette nouvelle grotte aux proportions démesurées.
Ils se remirent en marche, longeant la rivière, projetant devant eux le faisceau de la torche électrique, angoissés de se retrouver seuls désormais dans cet univers minéral aux ombres inquiétantes avec, derrière eux, le rythme sourd du siphon géant.
Ils continuèrent ainsi, la main dans la main, des heures durant ; la lassitude ralentissait graduellement leur allure.
— Dis, et si la grotte était fermée ? Si on pouvait plus sortir ? frissonna le garçonnet.
— Je plongerais dans la rivière et j'irais voir plus loin où elle va. Tu penses bien que la rivière va quelque part, dehors ; elle ne reste pas toujours sous la terre.
— Si on se reposait ? J'ai mal aux pieds et j'ai froid.
Ils se rhabillèrent, se blottirent dans les bras l'un de l'autre, au creux d'un rocher formant un nid de sable et, la torche éteinte auprès d'eux, ils ne tardèrent pas à s'endormir, terrassés par la fatigue et les émotions...
Combien de temps avaient-ils dormi ? Rien ne leur permettait de le savoir, mais ce fut la faim qui les tira de leur sommeil. Ils mangèrent chacun une épaisse tranche de rôti, dévorèrent un fruit et, sans plus s'attarder, se remirent à longer la rivière...
Lorsque, au petit matin, Torn-Hulgo abandonna sa partenaire sur un dernier baiser, celle-ci, dans un demi-sommeil, essaya de sonder le psychisme des enfants. Une sensation de malaise, un affreux pressentiment la fit se dresser d'un bond : elle ne percevait aucune onde mentale en provenance des otages. La Liingarienne se précipita dans leur chambre et ne les trouva point.
Angoissée, elle courut au-dehors, nue, inspecta la plage de la rivière souterraine, s'élança vers la cascade, tomba malencontreusement à l'eau et nagea jusqu'à l'autre rive pour atteindre, par la corniche, le large renfoncement derrière la cataracte où les enfants aimaient se réfugier.
La mort dans l'âme, Zelna dut se résoudre à courir vers le bloc central où résidait Ulyn-Ghor, sans se soucier de sa nudité tant elle était bouleversée.
Les yeux bouffis de sommeil, le responsable de la base lui ouvrit ; sa main gauche, blessée par la balle de Gilles Novak, portait encore un pansement. Il cilla un instant devant la jeune femme nue, ruisselante, les cheveux plaqués sur le front et les joues.
— Oh ! Ulyn, gémit-elle. Les otages... Ils ont dis...
Avant qu'elle n'eût achevé, le Liingarien avait lu, dans son esprit en déroute, la raison de sa visite intempestive et si matinale. Furieux, de sa main valide, il lui administra une gifle d'une telle violence qu'elle tomba à terre.
— Tu rendras compte plus tard de ce crime, Zelna ! Si ces enfants demeurent introuvables, tous nos plans risquent d'échouer et tu en porteras la faute ! Responsable de ces gosses, tu as négligé de m'avertir immédiatement lorsque tu as appris, hier soir, que le petit Terrien était capable lui aussi de téléportation. Tu as préféré passer la nuit à faire l'amour avec Torn-Hulgo !
« File à ton bloc et n'en sort plus jusqu'à ta comparution devant la Cour Martiale ! Le châtiment encouru par ta négligence criminelle servira d'exemple ! »
Il claqua rageusement la porte de son petit appartement à l'austérité monacale et, peu après, le mugissement d'une sirène retentit, se répercutant en échos lugubres à travers la caverne.
Zelna s'enfuit en pleurant, terrorisée à la perspective de la sentence qui tomberait sans doute le soir même ; un châtiment exemplaire, avait dit Ulyn-Ghor qui passait pour être sans pitié et d'une intransigeance maladive.
Rapidement, techniciens, chercheurs et membres du contingent de Sécurité se rassemblèrent devant le bloc central, chacun munis d'un fulgurant ou d'un paralysateur et habillés à la hâte. Le chef de base les mit au courant de l'évasion.
— La seule direction où porter nos recherches est celle de la rivière, au-delà de la grille, dont j'ai ordonné l'ouverture. Les gamins n'ont pas dû aller bien loin mais, par mesure de prudence, un commando de dix hommes sortira de la base et ira prendre position à l'issue Est de la caverne, pour cueillir ces deux garnements dès qu'ils en sortiront. Vous tirerez à vue une salve hypnogène : en aucun cas ne leur laissez le temps de se téléporter sous votre nez ! Tendez-leur une embuscade et ramenez-les ici où ils seront placés en état d'hibernation jusqu'à la livraison du Psirilium...
— J'ai soif, se plaignit Thierry en trottinant aux côtés de la fillette qui éclairait leur marche avec la torche électrique.
— Moi aussi, mais on a oublié d'emporter de l'eau, quand on s'est échappés. Sois patient, on boira dehors.
— Mais j'ai très soif, ma Sylvie ! Je peux pas manger un fruit ?
Elle soupira en secouant la tête, excédée.
— Bon, bon, mange un fruit, mais tu sais que nous n'en avons plus que trois et si nous devions encore marcher longtemps, il faudra nous rationner.
Il farfouilla dans le sac, partagea en deux un R'iagz juteux et en donna la moitié à sa camarade.
— Si c'est loin, la sortie, on pourrait peut-être boire un peu dans la rivière, non ?
— On pourrait, si on peut pas faire autrement, mais vaut mieux éviter. Dans la base, y a tout le monde qui s'y baigne et puis, on y a fait pipi, tout à l'heure, alors...
Il eut une grimace dégoûtée et préféra sans conteste tromper sa soif avec la chair succulente de ce fruit.
Un curieux frou-frou passa au-dessus d'eux et ils courbèrent instinctivement l'échiné. Sylvie avait immédiatement balayé la voûte rocheuse avec le faisceau de la lampe et retenu un cri : une immense « chose » noire, aux ailes déployées, voletait entre les stalactites.
— Un Kirnax ! bredouilla-t-elle en rivant des yeux apeurés sur l'étrange créature qui tenait à la fois de l'aigle — de par ses serres et son bec — et de la chauve-souris, avec ses larges ailes festonnées et ses oreilles aux pavillons en forme de coupoles.
— C'est... méchant ? s'inquiéta l'enfant.
Elle fouilla vivement dans le sac, en retira les deux couteaux de cuisine et en donna un à son ami.
— Oui, prends vite ce couteau et tape dessus s'il vient sur nous !
— Attention ! Y en a un autre ! cria-t-il en poussant vivement la fillette qui chuta dans le sable tandis que le vampire passait avec rapidité au-dessus d'eux.
Le Kirnax reprit de la hauteur, vira autour d'une stalactique et fondit sur Thierry. Tremblant mais n'attendant aucun secours que de lui-même, le gamin se courba, le couteau en avant, lame pointée et lorsque le Kirnax ne fut plus qu'à deux mètres, il se téléporta instantanément derrière le vampire et abattit de toutes ses forces la lame qui pénétra dans le flanc de l'assaillant avec un bruit mou ! Le prédateur émit un couinement aigu, tomba sur le sable qu'il tacha de son sang, s'efforça de reprendre son essor mais retomba, agité de soubresauts. D'un coup de pied, Sylvie l'envoya dans la rivière où il fut entraîné par le courant. Le cœur battant d'émotion, elle regarda son camarade avec admiration et gratitude avant de l'embrasser sur la joue.
— Merci, mon Thierry ! Ça fait deux fois que tu me sauves la vie ! T'es rudement malin, tu sais ? J'aurais pas pensé à le surprendre par-derrière en me téléportant comme tu l'as fait.
Pas peu fier de son exploit, il brandit le couteau.
— Tu vas tenir le sac, moi, je te protégerai pendant...
— Mais ! le coupa-t-elle en réalisant. S'il y a des Kirnax, c'est qu'on n'est plus très loin de la sortie !
Galvanisés par cet espoir, ils pressèrent le pas, jetant autour d'eux, vers la voûte rocheuse, des regards anxieux. Deux nouveaux vampires apparurent, voletant d'abord assez haut, les épiant, cherchant un « angle d'attaque ». Trois autres arrivèrent, avec leur frou-frou sinistre, leurs yeux rouges fixés sur les enfants.
— Ils deviennent plus nombreux ! On ne pourra pas tous les tuer...
— Non, convint-elle, mais on peut toujours se défendre avec nos pouvoirs.
— Tu veux dire... de loin ? Comme quand on déplace des choses sans les toucher ?
— C'est ça... Tiens, regarde... Il faut attendre que l'un d'eux vole près d'une de ces longues pierres qui pendent du plafond et hop, on le pousse très fort dessus !
Montrant l'exemple, elle se concentra et l'un des Kirnax qui fonçait dans leur direction fut brutalement « poussé » contre une stalactite. Sa vitesse aidant, il fut « sonné » et tomba dans la rivière ! Un autre subit le même sort et Thierry, usant lui aussi de ses fonctions Psi, parvint à faire s'entrechoquer en vol deux vampires... qui, trompés dans leurs intentions réciproques, se mirent à se battre, à échanger des coups de bec, tandis que les enfants s'enfuyaient en courant.
Sylvie trébucha et tomba sa lampe qui s'éteignit. Plongés dans l'obscurité, affolés par les « frous-frous » qu'ils entendaient autour d'eux, les fugitifs connurent un instant de panique, cherchant à quatre pattes la lampe dans le sable. La fillette finit par refermer ses doigts sur le cylindre de métal.
— Eclaire ! Qu'est-ce que tu attends ? s'impatienta Thierry.
— Pas tout de suite... Tu ne remarques pas... qu'il fait moins sombre ? Là-bas, loin devant nous, tu vois ?
Effectivement, assez loin, la densité des ténèbres s'atténuait.
— Nous approchons de la sortie, mon Thierry ! jubila-t-elle en éclairant la torche, dont la clarté les rassura tant bien que mal. Marchons vite ; bientôt, on sera libres !
A proximité du débouché de la caverne, tapis dans les-rochers, embusqués derrière les arbres de la jungle, de part et d'autre de la rivière dont les eaux miroitaient au soleil, les hommes du commando dépêchés par Ulyn-Ghor, attendaient patiemment que se montrent les fuyards...
Aux aguets, leurs regards convergeaient vers la gueule sombre de la grotte, indifférents aux corps sans vie de deux Kirnax entraînés par le courant de la rivière...
A des milliers de kilomètres de là, à travers la paroi du Shounkor de transport piloté par Taroun Koolongha, Gilles Novak et ses amis apercevaient, au-delà de la forêt de Koolnahor, l'imposante cité de Shangaar, capitale planétaire de Liingar. Imposante et étrange, avec ses tours géantes, ses édifices pyramidaux qui émergeaient de la forêt, reliés entre eux par d'innombrables entrelacs de routes aériennes, de tunnels transparents équipés de tapis roulant sur lesquels l'on devinait — minuscules à cette distance — des Liingariens aux tuniques diversement colorées créant ainsi un curieux effet de mosaïque polychrome.
Désignant l'une des tours cylindriques, sur leur gauche, Taroun indiqua :
— L'Institut Méga-Psi occupe la partie supérieure, depuis le quatre-vingt-dix-septième étage de cette tour qui en compte cent onze. Et plus à droite, cette pyramide aux faces en onyx abrite les services gouvernementaux. Le faîte de l'édifice — le Pyramidion — constitue le Palais du Conseil des Sages, là où nous nous rendons. L'équivalent de votre Elysée.
— A la sagesse près, plaisanta Charles Floutard, volontiers frondeur.
D'autres Shounkors, de dimensions variées, volaient en nuées innombrables mais en parfaite sécurité, individuellement reliés au dispatching automatique du Contrôle Aérien Civil.
Au fur et à mesure de leur approche, la colossale pyramide perdait son aspect monolithique. Seul un effet en trompe-l'œil donnait à ses faces une impression d'uniformité. Elle était en réalité conçue en étages, comme une ziggourat ; ses terrasses superposées s'entouraient de jardins, de massifs floraux, alternant avec de merveilleuses fontaines aux jets parcourus d'ondulations lumineuses aux teintes changeantes.
Taroun engagea le Shounkor sous l'auvent de béton du parking souterrain et guida ensuite ses amis vers l'un des multiples ascenseurs. Ils se mêlèrent à d'autres « passagers » et la vaste cabine les emporta dans une ascension en oblique qui ne laissa pas de surprendre Gilles et ses compagnons.
— Nous aurions pu gagner, au rez-de-chaussée, l'axe de l'édifice et emprunter ensuite un élévateur vertical direct menant au sommet, expliqua Oulnaa. Mais Taroun a préféré vous procurer cette expérience nouvelle pour vous. Nous prendrons, au vingt-cinquième étage, la correspondance de l'ascenseur axial.
Ayant effectué ce « transbordement », la nouvelle cabine les emporta rapidement au sommet de l'édifice. Un escalator les emmena enfin dans un hall de réception où, de part et d'autre de l'entrée, des hommes en armes montaient la ''arde. Au centre, une sorte de banque circulaire derrière laquelle étaient assises des jeunes filles en tunique bleu turquoise, l'épaule et le sein gauche dénudés.
Le portraitiste ne put s'empêcher d'admirer, en connaisseur, ces ravissantes hôtesses souriantes vers lesquelles Taroun entraînait ses compagnons.
Lyrnaïna prit le bras de Floutard et lui conseilla mentalement :
— Maîtrise tes pensées, chéri. Je partage ton avis quant à la beauté de ces « ravissantes hôtesses » mais, contrairement à ce que tu imagines, elles ne sont pas des hôtesses mais des fonctionnaires, des agents doués de pouvoirs Psi exceptionnels destinés à contrôler le psychisme et les intentions des visiteurs. Leur tenue assez érotique — encore que normale, selon notre optique — a pour but d'abaisser un instant le seuil de vigilance desdits visiteurs, ce qui permet à ces jolies filles de sonder immédiatement leurs pensées les plus intimes.
Elle dissimula un sourire et ajouta :
— A lire les tiennes, elles sont pleinement rassurées sur tes intentions pacifiques à l'endroit du Président !
Embarrassé, il se morigéna en songeant que s'il ne voulait aucun mal au Shorn-Lo, en revanche, il voulait énormément de bien à ces adorables créatures ! Lesquelles en avaient eu l'éloquente démonstration en fouillant ses pensées !
L'une des jeunes filles donna à Taroun une plaquette de métal pourpre irisé et lui sourit gentiment. Lorsqu'ils s'éloignèrent, Floutard toussota discrètement pour se donner une contenance cependant que les agents Psi au sein nu coulaient vers lui un regard à la fois indulgent et amusé !
— La prochaine fois, bougonna-t-il, tu me préviendras, mon chou. Je ne voudrais pas passer pour un satyre !
Taroun appliqua sur un cercle rouge, à droite d'une porte, la plaquette de métal et la porte s'ouvrit. Un haut fonctionnaire les accueillit et les accompagna jusqu'à un mur apparemment nu et lisse où un panneau s'escamota avec un glissement feutré : ils pénétrèrent alors dans le saint des saints, ou plus exactement dans l'une des salles où, réunis autour d'une table en « U », siégeaient le Président — le Shorn-Lo
— Voraan Khor et les vingt membres du Conseil des Sages.
Le Shorn-Lo, un Liingarien de haute stature, à la longue chevelure noire, un collier de barbe soigneusement taillée, drapé dans une tunique d'une blancheur éclatante, se leva pour marquer sa sympathie à l'égard des visiteurs accompagnant le directeur de l'Institut Méga-Psi. L'ensemble des Sages, pareillement debout, s'inclinèrent.
— Soyez les bienvenus sur Liingar, Terriens. Je me réjouis de l'amitié qui vous lie à Taroun Koolongha et sa famille, en déplorant cependant, tout comme vous, les dramatiques circonstances qui présidèrent à votre rencontre.
Du geste, il invita ses visiteurs à prendre place sur les sièges, disposés face à la table en « U », se rassit, imité par les Conseillers et posa son regard sur le journaliste.
— Je sais le rôle qui fut le vôtre, Gilles Novak, et je rends hommage à votre sagacité, à vos aptitudes de « psycho-mutant » qui vous permirent de découvrir la « clé du Mandala », selon votre terminologie pour désigner les « dessins » très particuliers du Shounkor...
Avec déférence, Gilles inclina légèrement le buste, tandis que le président Voraan-Khor, soucieux maintenant, considérait l'ingénieur électronicien et son épouse fort émue :
—... Ce Shounkor, amis Méricourt, poursuivit-il, qui appartenait à Raa-Maani, enlevée ainsi que votre enfant par les rebelles Psi-Régressifs. Nous partageons vos angoisses, votre chagrin et ferons tout ce qu'il est en notre pouvoir de faire pour que rien de fâcheux ne leur arrive. Nous avons à cet effet souscrit aux exigences des rebelles, ainsi que Taroun Koolongha vous en a informé. La préparation, le conditionnement spécial du Psirilium se poursuivent et, dans cinq ou six jours, nous serons à même d'en déposer les containers au point choisi par les criminels, dans le désert de Tn'Argola.
« Ces derniers, qui redoutent un piège, nous ont prévenus d'avoir à mettre hors circuit les systèmes de détections de nos satellites d'observation, cela, une heure avant la livraison du Psirilium. Ils ont évidemment pensé à la possibilité, pour nous, de loger dans les containers un émetteur d'impulsions qui nous aurait permis de « pister », de suivre par satellite le chemin menant à leur base secrète certainement souterraine et protégée par un champ Psi-Négatif oblitérant leurs ondes mentales.
« Cette garantie, regrettable au plan stratégique, pour nous, est toutefois bénéfique pour la sauvegarde des enfants en otages. Nous ne connaîtrons pas le lieu de leur tanière, mais Raa-Maani et Thierry seront libérés. Ensuite seulement, nous mettrons tout en œuvre pour découvrir le repaire des criminels et nous n'aurons de cesse qu'ils ne soient châtiés. »
Le Shorn-Lo Varaan-Khor cilla mais parvint à maîtriser sa surprise en captant les pensées de Gilles Novak. Pensées bien faites pour le surprendre...
La clarté aperçue plus loin, au coude de la galerie que suivait la rivière souterraine, incita Sylvie à éteindre sa lampe.
— Eh ! On n'y voit pas bien, encore. Eclaire !
— Non ; y a longtemps qu'on marche dans l'obscurité et il faut s'habituer petit à petit à la lumière du dehors, sans ça, on serait aveuglés.
Les Kirnax devenaient de plus en plus nombreux. Les enfants devaient en permanence les repousser, les faire s'entrechoquer en vol ou heurter les stalactites, ce qui souvent les précipitaient dans le courant tumultueux.
Parvenus au coude de la galerie, ils firent halte et clignèrent des yeux, remplis de joie : à moins de 200 mètres, la voûte de roc débouchait à l'air libre. L'on apercevait des arbres, des buissons touffus des deux côtés de la rivière qui miroitait au soleil.
Thierry s'apprêtait à pousser un cri d'allégresse mais la fillette, brusquement pâle de frayeur, appliqua la main sur sa bouche.
— Chut ! Ne crie pas !
— Pourquoi ? chuchota-t-il, alarmé.
Ce qu'il lut alors dans l'esprit de sa camarade lui fit partager ses craintes et, à son tour, il chercha à fouiller le psychisme des Liingariens embusqués à la sortie de la caverne.
— Y en a beaucoup ! gémit-il.
— Une dizaine... Ils veulent nous tirer dessus avec des paralysateurs dès qu'on mettra le nez dehors!... Non, ce n'est pas... ce ne sont pas des paralysateurs...
— C'est un truc qui fait dormir, je le vois !
— Ça s'appelle une arme hypnogène...
— Qu'est-ce qu'on fait, alors ? On attend qu'il fasse nuit et qu'ils s'en aillent ?
— Ils ne partiront pas, mon Thierry, soupira-t-elle. Si, à la nuit tombée, ils ne nous ont pas vus sortir, ils commenceront à explorer la caverne avec des « Flotgeurs », des bateaux qui volent au-dessus de l'eau ou peuvent aussi plonger.
Le garçonnet abaissa un regard angoissé sur son couteau et Sylvie bougonna, après un mouvement d'épaules :
— Ne crois pas qu'on puisse se défendre avec nos couteaux ! Ces hommes sont plus malins que les Kirnax...
Elle réfléchit et proposa :
— Y a peut-être un moyen, mais ça dépend de toi.
— De moi ?
— Oui, on va voir si tu sais dresser une barrière mentale.
— Tu sais bien que je sais ! protestat-il. On s'est exercé.
— Oui, mais essayons encore. Fais la barrière et je vais essayer de lire ce que tu penses...
Il se concentra, ferma à demi les yeux (ce qui en fait était parfaitement inutile) et forgea l'image d'un mur épais entre lui et la fillette tout en pensant à une source d'eau claire, obsédé qu'il était par la soif.
Au bout d'un moment, Sylvie eut un petit rire :
— Ça marche, mon Thierry ! Je ne peux pas lire ta pensée.
— Je te l'avais dit, que je savais. Bon... (il sonda son esprit et opina). D'accord, on va tenter de se téléporter loin-loin...
Ils rangèrent les couteaux de cuisine dans le sac, se prirent la main et dressèrent une barrière mentale, fusionnant leur psychisme pour synchroniser leurs fonctions de téléportation.
En une fraction de seconde, la voûte de roc s'effaça ; ils éprouvèrent un léger vertige suivi d'un éblouissement et se retrouvèrent en plein soleil, au bord de la rivière, en pleine jungle.
N'osant point dire un mot, ils promenèrent autour d'eux des regards circonspects et virent, très loin, une chaîne de montagnes voilée par une brume de chaleur.
Thierry se mit à rire.
— Qu'est-ce qu'on est loin ! Ils seront bien attrapés, quand il fera nuit et qu'ils nous chercheront dans la grotte !
Le température de la jungle était étouffante et tous deux ruisselaient de transpiration. Ils se déshabillèrent, fourrèrent leurs vêtements dans le sac, pardessus les maigres vivres restant et partagèrent un fruit tout en marchant le long de la rivière.
Une série de petits grognements les stoppa net, sur le quivive et ils récupérèrent en hâte les couteaux dans le sac.
— Ça vient de derrière ces rochers, formula mentalement Sylvie.
— Oui, mais c'est pas « quelqu'un ».
Le gamin voulait dire par là qu'il ne percevait aucune pensée.
Ils escaladèrent silencieusement les rochers, peu élevés et aperçurent un animal de la taille d'un sanglier, au pelage roux strié de noir, au museau effilé, aux pattes griffues, qui se désaltérait à une source.
— C'est méchant ?
— Non, pas très, c'est un Tgo-Nlyr, ça mange des racines, des écorces qu'il arrache avec ses grosses griffes, répondit-elle en s'emparant d'une pierre qu'elle lança dans l'eau.
Effrayé, l'animal poussa un couinement et détala, disparut dans la forêt.
— Si le Tgo-Nlyr a bu cette eau, c'est qu'elle est bonne aussi pour nous !
Ils redescendirent de leur perchoir et burent longuement l'eau limpide qui glougloutait entre les pierres moussues. A quelques mètres de là, un énorme rocher émergeait de la rivière, face à la source et constituait un petit barrage naturel, une vasque où ils purent se baigner sans avoir à redouter la présence éventuelle d'un hôte prédateur aquatique.
— C'est chouette ! fit en riant le garçonnet. On peut se baigner et boire en même temps !
Lorsqu'ils en eurent assez de barboter, ils sortirent de la vasque naturelle et s'apprêtaient à s'allonger sur l'herbe mais, là, une déconvenue les attendait : leur sac, renfermant les vêtements, leurs couteaux, un fruit et l'ultime morceau de rôti, avait disparu !
— C'est peut-être une bête, qui l'a pris ?
— Mais non, nous l'aurions entendue.
Elle se mordilla les lèvres, anxieuse et murmura :
— C'est quelqu'un qui a des pouvoirs, comme nous ! Quelqu'un qui sait très bien former une barrière mentale, puisque nous n'avons pas capté ses pensées !
La fillette se laissa choir sur l'herbe et sanglota :
— Qu'est-ce qu'on va devenir, quand il fera nuit, tout nus, sans rien à manger ni plus rien pour se défendre, dans cette forêt ?
Ulyn-Ghor, le chef des rebelles Psi-Régressifs, entra dans une noire colère lorsque le commando parti à la recherche des fuyards revint bredouille, à la tombée de la nuit.
Au-delà de la grille et sur tout son parcours, la galerie de la rivière avait été minutieusement inspectée, en pure perte : usant de leurs facultés de téléportation, les gamins avaient faussé compagnie à leurs poursuivants !
Ulyn-Ghor donna l'ordre de rassembler les occupants de la base et, armé d'un fulgurant thermique, il alla lui-même chercher la « coupable » mise aux arrêts.
Prostrée sur un siège, Zelna se dressa vivement à son entrée et une lueur d'affolement passa dans ses yeux. Il se rua sur elle, lui arracha sa tunique, son slip et la fit sortir en la souffletant.
Sur l'esplanade, aire semi-circulaire entre les blocs et la rivière souterraine, s'étaient réunis les quelque 200 rebelles Psi-Régressifs : chercheurs, techniciens, « administratifs », des deux sexes outre les gardes formant le corps de sécurité.
Zelna, les yeux remplis de larmes, fut attachée contre une stalagmite, les mains liées derrière la formation calcaire conique dont les aspérités meurtrissaient son dos. Elle fut contrainte de s'agenouiller et, cuisses écartées, humiliée dans cette position douloureuse, ses chevilles furent également attachées derrière la stalagmite.
Ulyn-Ghor lui décerna un regard chargé de mépris et fit face à l'assistance qu'il se mit à haranguer d'une voix rageuse :
— Par l'impardonnable faute de Zelna, nos précieux otages ont pu prendre la fuite et si, par malheur, ils parviennent à regagner Shangaar, c'en sera fait de nos espérances ! Le Psirilium dont nous avons un vital besoin pour mener à bon terme nos plans ne nous sera jamais livré !
Notre seul espoir est que ces enfants, malgré leurs facultés de téléportation, se perdent dans la jungle ou qu'ils soient attaqués par des fauves... Je n'ose trop attendre des résultats positifs des recherches que nous entreprendrons dès le lever du jour, demain, à bord des quelques aéronefs dont nous disposons.
« Quoi qu'il en soit, nous laisserons croire au Conseil des Sages que ces otages sont toujours entre nos mains afin que le Psirilium nous soit livré selon nos directives. »
Il fit une pause, se tourna vers Zelna, morte d'angoisse, et dégaina le fulgurant thermique qu'il régla sur l'intensité minimale :
— Si nous échouons par ta faute, tu seras exécutée, mais d'ores et déjà, tu mérites, par ta négligence coupable, un châtiment exemplaire !
Elle vit le tube pointé vers elle et se raidit, jeta d'une voix pathétique une supplication qui se transforma en hurlement lorsque le dard atteignit son sein droit. La langue fulgurante n'avait fait qu'effleurer le bourgeon extrêmement sensible mais la chair grésilla, se colora de noirâtre et elle poussa un cri déchirant. Le mince faisceau frappa ensuite son sein gauche et de nouveau, la malheureuse se raidit, puis elle hurla comme une damnée lorsque le dard fit grésiller la chair de son sexe. Sous l'atroce douleur, elle s'affaissa, évanouie, la tête retombant sur sa poitrine.
Les Psi-Régressifs avaient assisté à ce bref supplice avec, dans les yeux, une lueur horrifiée et, pour certain, une expression de pitié. Ulyn-Ghor, leur chef, ne sortit point grandi de cet abominable traitement trahissant des instincts sadiques méprisables.
Les gardes détachèrent l'infortunée jeune femme et la transportèrent dans la chambre de son block cependant que Torn-Hulgo baissait les yeux, bouleversé. Sa maîtresse avait payé lourdement son « crime » ; trop lourdement, estimait-il, lui aussi, avec un sentiment de culpabilité partagé.
Un peu plus tard, quand les rebelles eurent regagné leurs blocs respectifs, il se coula dans l'ombre et rejoignit la malheureuse qui geignait et sanglotait sur sa couche. Sur ses seins et son sexe meurtris, il appliqua doucement une pommade régénératrice et elle dut serrer les dents pour ne pas crier sous la douleur.
Haletante, le visage buriné par la souffrance, elle chuinta, le front, le cou en sueur :
— Je ne... méritais pas ce... ces tortures barbares ! Ulyn-Ghor est un fou ! Un fou sadique et j'ai bien peur que nous n'ayons fait un mauvais choix, en le prenant pour chef...
Torn-Hulgo lui caressa les cheveux, effleura sa bouche de ses lèvres et murmura :
— Surveille ton langage, chérie, « ils » ont peut-être placé des « mouchards »... Je vais te donner un somnifère et...
— Non ! jeta-t-elle avec vivacité. Je... Laisse-moi, je veux rester seule et... réfléchir. Je t'en prie, Torn, laisse-moi...
Il l'embrassa et, à regret, quitta silencieusement sa chambre. Sitôt après, avec une grimace de souffrance, Zelna se leva, fit quelques pas, taraudée par la brûlure de son sexe. Les dents soudées dans un effort de volonté, elle marcha jusqu'à la penderie et fit en silence glisser le panneau de plastique...
CHAPITRE VIII
Au 97e étage de la tour géante, siège de l'Institut Méga-Psi, divers chercheurs — géologues, hydrologues, géophysiciens et spéléologues — répondant à l'appel de Taroun Koolongha, s'étaient réunis dans un laboratoire où ce dernier leur avait présenté Gilles Novak et ses compagnons.
La brune Lyrnaïna à demi allongée sur un siège relax, sa sœur Oulnaa entreprit d'appliquer sur son crâne un casque à électrodes relié par un câble à une console de commandes, proche d'un écran mural.
Taroun reprit alors la parole, à l'intention des spécialistes convoqués par ses soins.
— Ainsi que je vous l'ai dit, nous ignorons où les rebelles Psi-Régressifs retiennent prisonniers nos enfants ; toutefois, quand Ulyn-Ghor fut frappé par notre amie Norberte Méricourt, peu après avoir été démasqué, Lyrnaïna a pu sonder fugitivement son esprit.
« C'est cette image fugace que ma belle-sœur va nous restituer et que nous allons « stabiliser » afin de pouvoir l'étudier. Vous y décèlerez peut-être un indice susceptible de nous mettre sur la voie. »
II fit un signe de tête à sa femme ; celle-ci manipula les commandes du pupitre tandis que Lyrnaïna fermait les yeux, se concentrait pour visualiser sa brève introspection dans le psychisme d'Ulyn-Ghor. Sur l'écran apparut une vaste caverne avec, au premier plan, de l'eau — lac ou rivière — et en arrière-plan des cubes de métal percés de portes et fenêtres. Sur l'espace découvert trônait une stalagmite, presque en son milieu et, à faible distance, l'on apercevait d'autres stalagmites et stalactites luisantes, aux tons jaunes, orangés ou noirâtres avec de vagues reflets brillants.
Gilles évoqua tout naturellement les « Psychographies » obtenues, aux U.S.A., par le médium Ted Serios, un appareil photographique braqué sur son front. A force de concentration, Ted Serios « projetait », sur la surface sensible du film instantané (type Polaroid), d'étranges clichés, pas toujours nets, dont certains représentaient des édifices ou paysages inconnus. Expériences maintes fois contrôlées avec toute la rigueur scientifique exigée ([4]).
L'image se brouilla : Lyrnaïna crispa un instant ses doigts sur les appuis-bras du fauteuil incliné et l'image, partiellement effacée par une pensée parasite, redevint nette et se stabilisa.
— C'est vraiment tout ce que j'ai pu déceler, dans l'esprit d'Ulyn-Ghor, murmura la jeune femme avant de rouvrir les yeux.
Oulnaa la débarrassa du casque à électrodes et l'image, désormais fixée dans les cristaux-mémoires du Psychographe, demeura sur l'écran.
Une discussion s'amorça entre les géologues, hydrologues, spéléologues et géophysiciens qui tourna vite à un dialogue d'experts (d'où nos amis furent exclus) ; colloque faisant état des modifications du relief karstique, en passant par les formations des réseaux hydrographiques souterrains, la lente élaboration des dépôts calcaires, les phénomènes de résurgences, l'évolution géomorphologique de tel ou tel site, la nature hautement probable des substances colorant ici et là les stalactites et stalagmites impliquant des dépôts de soufre — pour les coloris jaunes — et de manganèse, pour les noirs luisants...
Taroun Koolongha profita d'une « accalmie » pour intervenir dans cet échange touchant à des spécialités qui lui étaient étrangères.
— En résumé, à partir de ces simples éléments visuels, avez-vous une idée de la zone géographique où cette vaste caverne pourrait être située, à défaut de la localiser avec précision ?
Ils échangèrent des mimiques dubitatives et l'un d'eux, spéléologue confirmé, répondit :
— Il existe, dans les régions équatoriales ou subtropicales de Liingar, divers réseaux souterrains de cavernes... dont certains n'ont pas été explorés. La présence de manganèse et de soufre, sur certaines concrétions, limiterait nos recherches vers les chaînes montagneuses de Koraoungo... l'une des régions les plus sauvages de notre planète.
— Permettez, fit valoir un géologue, le manganèse et le soufre se rencontrent aussi ailleurs, dans des régions tempérées, et je ne vois pas ce qui vous incite à penser aux montagnes de Koraoungo plutôt qu'à celles de Vooloungora, à seulement un millier de kilomètres au sud de Shangaar, notre capitale !
— Sans compter, renchérit l'un des hydrologues, que des rivières souterraines ont été également explorées, à Vooloungora...
Le directeur de l'Institut Méga-Psi remercia ces spécialistes de leur analyse, non sans dresser par courtoisie une barrière mentale sur ses pensées beaucoup moins courtoises à l'endroit de leurs verbiages !
Lorsqu'ils eurent pris congé, Lyrnaïna, déçue elle aussi, crut cependant utile de faire remarquer :
— Ne leur tenons pas trop rigueur de leur incapacité à nous renseigner. L'image que je leur ai fournie n'était pas de nature à leur procurer des éléments probants sur lesquels ils auraient pu fonder la moindre certitude. Cette expérience, nous devions la tenter... sans trop nous faire d'illusions, hélas, quant à son résultat positif.
— En somme, bougonna un peu vertement Floutard, on est aussi couillons qu'avant !
Percevant la pensée de Gilles Novak, Taroun Koolongha déploya sur la table centrale un planisphère de Liingar et désigna, vers l'équateur, le massif montagneux de Koraoungo.
— Voilà où sont situées ces montagnes, Gilles.
Le journaliste examina ces reliefs tourmentés tandis que Oulnaa déroulait une carte plus détaillée de la zone équatoriale avec, au nord de celle-ci, les régions subtropicales et désertiques.
— En supposant que les monts de Koraoungo abritent cette caverne, raisonna Gilles, où se trouvent le désert de Tn'Argola où devra être livré le Psirilium ?
— Ici, indiqua Taroun, à mille kilomètres environ, au nord est de ces monts.
Gilles s'adressa à la jeune femme :
— As-tu une carte à plus grande échelle de la région de Koraoungo ?
Elle chercha parmi les nombreux rouleaux et en étala un, sur lequel le journaliste se pencha.
— L'image mentale de Lyrnaïna indique un lac ou une rivière souterraine, dans cette caverne. L'on peut donc en conclure, soit qu'une rivière « extérieure » prend un cours souterrain et disparaît sous terre à un endroit de son lit, soit qu'un affluent de ladite rivière, de moindre importance, donc, pénètre quelque part dans les profondeurs, sous la montagne.
— Il y a bien, ici, le fleuve Jlaornak, qui coule d'est en ouest au nord des monts Koraoungo et un affluent de ce fleuve descend vers la plaine au milieu de laquelle se dresse la chaîne de montagnes, précisa Taroun, attentif au cheminement des pensées du Terrien. Cet affluent, le Vloarlor, traverse la jungle et ensuite s'infléchit pour couler au pied de la montagne. Il n'est pas exclu qu'il se perde, en partie, dans l'amorce d'un vaste réseau de cavernes.
« Oui, réfléchit-il, nous allons survoler cette région, puisqu'il nous reste quarante-huit heures à attendre avant que ne soit prête la livraison du Psirilium... »
Sylvie ne s'abandonna pas au désespoir et refoula ses larmes :
— Ceux qui nous ont volé le sac ne doivent pas être très loin... On n'attendra pas la nuit ici...
— Mais on va se faire mal aux pieds, en marchant dans la forêt, sans souliers ! objecta Thierry.
— Pour commencer, on va pas marcher. Tu vois, là-bas, ce grand-grand arbre, avec beaucoup de branches et de feuilles ? De là-haut, on verra loin dans la forêt. Tu te sens capable de me suivre sur la plus haute branche ?
— En grimpant ou bien en... Comment tu dis ?
— En se téléportant.
— Bien sûr, que j'en suis capable ! se récria-t-il. Tiens, donne-moi la main et on y va !
— Non, cette fois, c'est trop dangereux de se tenir la main. Dès qu'on se sera téléportés, il faudra s'accrocher au feuillage ou à la branche et si... si tu perds l'équilibre, surtout ne t'affole pas. Dès le premier instant de la chute, télé-porte-toi vers le sol. Compris ?
Il fit oui d'un mouvement de tête et la fillette disparut. Il leva les yeux et l'aperçut, s'agrippant aux branchettes feuillues et se rétablissant agilement au faîte de l'arbre démesuré. Le gamin activa ses fonctions Psi et, dans la fraction de seconde qui suivit, il se matérialisa aux côtés de la fillette qui l'attrapa vivement par le bras pour l'aider à conserver son équilibre.
Tous deux à califourchon sur leur perchoir, à plus de soixante mètres du sol, ils inspectèrent méthodiquement la forêt ; ce fut Sylvie qui, la première, remarqua au loin une fumée montant vers le ciel.
— On va aller là bas. Tu vois cet arbre, aussi grand que le nôtre, à droite de la fumée ?
— Oui, je le vois. T'es prête ?
Ils se téléportèrent de façon pratiquement simultanée mais Thierry rata la branche et tomba comme une pierre en étouffant un cri, puis il disparut et se retrouva sur le sol, le cœur bondissant de frayeur : il avait su obéir scrupuleusement aux consignes de la fillette et avait dès lors échappé à une chute mortelle !
La pensée de Sylvie l'atteignit, associée à une sensation d'angoisse :
— Monte vite !
Il se téléporta et prit pied, convenablement cette fois, sur la large branche où son amie s'était installée à califourchon. A travers le feuillage, ils apercevaient un village primitif composé d'une dizaine de cases de branchages entourant un feu sur lequel cuisait un gros animal embroché. Des hommes, des femmes, des enfants, à la peau curieusement safranée, luisante, aux longs cheveux et nus faisaient cercle autour du feu.
A l'autre extrémité du village, Thierry et Sylvie observèrent le manège d'un « sauvage » qui cachait quelque chose sous une natte. Un quelque chose de couleur sombre et qui ressemblait singulièrement à leur sac ! Lorsque le primitif, son larcin en lieu sûr, rejoignit les autres près du feu, Sylvie activa ses fonctions Psi et une seconde après le sac si précieux se matérialisa sur la branche !
— Regarde s'ils n'ont pas mangé notre morceau de rôti ni pris nos couteaux !
Elle fouilla le sac, rassurée bientôt quant à l'intégralité de son contenu. Ils s'empressèrent d'enfiler chacun leurs chaussures puis Thierry inspecta plus en détail le modeste village. Son regard s'arrêta sur des flèches et sagaies, dressées contre la paroi d'une case. Il « choisit » la plus courte, tendit la main... et la flèche se matérialisa entre ses doigts.
— T'en veux une ? chuchota-t-il.
— Oui, je ne sais pas lancer les flèches, mais ça pourrait toujours servir, si une bête nous attaquait.
Il lui donna la sienne et en « déroba » une autre, après quoi, ils se téléportèrent de nouveau vers la rivière. Les derniers rayons du soleil nimbaient de rose la cime des montagnes, au loin et Sylvie décida :
— On va dormir de l'autre côté de la rivière, en haut des rochers et pas si près de la source où des bêtes viendront boire, la nuit. Des bêtes et les sauvages aussi, peut-être !
Au creux de cet amas de rocs, ils déposèrent leur sac et y transportèrent des touffes d'herbes, en guise de litière. Après quoi, ils se partagèrent l'ultime tranche de rôti et le dernier fruit juteux ; maigre pitance insuffisante pour apaiser leur faim.
— T'es sûre qu'y a plus rien à manger, dans le sac ?
Elle secoua négativement la tête, avec une grimace désolée.
— Plus rien du tout et, moi aussi, j'ai drôlement faim ! Cette nuit, on pourrait peut-être faire une petite visite chez les sauvages : ils n'auront sûrement pas fini de dévorer la grosse bête qui cuisait sur leur feu.
— Et si on attrapait un poisson ? Un gros ?
Singeant son intonation naïve, elle se moqua.
— Et si il y avait dans la rivière un poisson plus gros encore et qu'il nous mange, nous, au lieu de se laisser manger ?
— Et des moules ou des huîtres, y en a pas ?
Elle scruta son psychisme, pour saisir l'image mentale des « bêtes » évoquées par ces mots peu familiers et sourit :
— Là, t'as peut-être raison, Tiiboun ! Il y a souvent des coquillages, au bord des cours d'eau. On va voir...
Sans oublier leurs flèches et leurs couteaux, ils descendirent vers la rivière et ne tardèrent pas à découvrir, au ras de l'eau, des sortes de volumineux escargots, d'une dizaine de centimètres de diamètre, adhérant aux pierres et aux rochers.
A l'aide d'une branchette biseautée, ils retirèrent de la coquille le corps flasque, grisâtre et mouvant, qu'ils mastiquèrent avec un vague dégoût, le trouvant trop tiède et fade.
— C'est pas très bon, mais j'avais tellement faim ! avoua le gamin. On va garder les coquilles : ça fera des verres, pour boire à la source !
Ils s'en retournèrent à leur « gîte », placèrent le sac en guise d'oreiller et s'allongèrent, serrés l'un contre l'autre, apeurés par la nuit et les mille bruits de la jungle.
— On a oublié d'enlever nos souliers...
— Gardons-les, des fois qu'il faudrait partir vite ! conseilla la fillette. Nos habits, on peut les laisser dans le sac. On ne les mettra que si nous avons froid.
Elle eut un geste de tendresse et caressa les cheveux du gamin, la tête nichée au creux de son épaule.
— Dors, mon Thierry. Demain, quand il fera jour, on se téléportera plus loin et on finira bien par capter des pensées, trouver des gens qui nous aideront à retourner à ma maison.
— Elle est grande, ta maison ?
— Oui, grande et avec un étang ; on peut s'y baigner. Y a la forêt tout autour. C'est beau, tu verras.
— On en aura une comme ça, quand on sera grands, tu veux ?
— Oui et on aura aussi deux enfants.
Il leva la tête, la regarda, sourcils froncés :
— Pourquoi tu dis deux ? On en aura peut-être plus.
— Non, mon Tiiboun, je sais qu'on en aura deux. C'est drôle, tu sais ; parfois, je vois des images de plus tard. On est grands, toi et moi et on a deux enfants : des garçons.
— Et où on est ?
— Des fois ici, sur Liingar et des fois chez tes parents, sur la Terre. Ils sont gentils, tes parents. Tonton Gilles et Tatie Régine aussi sont gentils. Charles peindra le portrait de nos enfants.
— Tu vois tout ça ? Mais comment tu fais ?
— Je ne sais pas ; ce sont des images qui viennent, là, dans mon esprit et je sais que c'est vrai. Tatie Lyrnaïna m'a dit que j'étais, comme elle, un peu sorcière.
— Mais c'est méchant, une sorcière ! protesta-t-il.
Elle rit et le berça dans ses bras.
— Tu dis des bêtises, mon Thierry ! Ce sont les gens bêtes et ignorants, qui disent ça.
Il réfléchit et opina gravement.
— C'est vrai ; si les sorcières c'est des gens comme toi, elles sont pas méchantes ! Dis, comment on fait pour avoir des enfants ? Ça s'achète où ?
— Ça s'achète pas ! pouffa-t-elle. On fait ce que faisaient Zelna et Torn-Hulgo, la nuit, quand ils croyaient que nous dormions.
— Quand ils se battaient et que Zelna pleurait ?
— Mais non, idiot, ils ne se battaient pas ! La nuit où on s'est sauvés, je t'ai dit ce qu'ils faisaient... pour s'amuser. Mais tu n'as pas compris. Tu es encore trop petit. Je t'expliquerai plus tard.
— Non, je suis pas trop petit ! protestat-il, boudeur. C'est toi qui veux pas m'expliquer. Et si tu m'expliques pas, c'est sûr que je peux pas comprendre !
Imperturbable logique qui, pour être enfantine, n'en était pas moins vraie !
Sylvie l'entendit renifler, refouler ses larmes et elle le berça, lui parla doucement à l'oreille, lui « expliqua » ce « grand secret » avec les mots simples et parfois naïfs qui étaient ceux de ses connaissances encore bien lacunaires en la matière.
Et Thierry, après un moment d'incrédulité, se plongea dans un abîme de réflexion où s'emmêlaient des pensées confuses, des images mal assimilées, touchantes d'innocence. Il sombra insensiblement dans un sommeil réparateur, peuplé de bébés roses que lui et Sylvie — toujours enfants ! — avaient eu dans « leur » maison, au milieu de la forêt. Et pour soulager Sylvie-maman, Thierry-papa se promenait auparavant, lui aussi, avec un gros ventre !
Le jour commençait à poindre lorsque, soudain, tous deux se réveillèrent en sursaut, étreints par une sourde angoisse.
— Tu as entendu, ces cris ?
— Oui, mais pas avec les oreilles, précisa la gamine. Ce sont des cris-pensées ! Quelqu'un qui a peur ou qui a mal...
Elle se figea dans une immobilité absolue et « sonda » la jungle, à la recherche de la source émettrice de cette angoisse perçue de façon presque tactile.
— Zelna ! s'écria-t-elle, interdite.
— Elle nous cherche ! Faut vite se cacher !..
— Non, tais-toi... Je la « capte »... Elle a mal... Très mal... Elle est malheureuse...
S'identifiant à la jeune femme, formant en quelque sorte une symbiose avec son corps aussi bien qu'avec son psychisme, Sylvie eut une expression horrifiée :
— Elle est blessée... A la poitrine...
Percevant psychiquement ses souffrances, la fillette eut un frisson et passa sa main sur son sexe.
— Là aussi, elle a mal... Ça saigne...
— Elle a dû tomber, en nous cherchant !
— Mais non, elle ne nous cherche pas ! Elle se sauve... Elle a suivi le même chemin que nous... Les gardes n'avaient pas refermé la grille, dans la caverne... Zelna a nagé, est passée dans le siphon et a nagé encore jusqu'à la sortie... Il faut aller l'aider...
« Vite, mon Tiiboun, si les autres l'attrapent, ce méchant d'Ulyn-Ghor la tuera ! C'est lui qui lui a fait toutes ces blessures ! »
Elle saisit la courte sagaie, imitée par le gamin et tous deux, en synchronisme, se téléportèrent jusqu'à la sortie de la caverne.
Zelna, épuisée, le souffle court, encore ruisselante, gisait sur l'herbe de la berge, un sac étanche près d'elle. Les enfants demeurèrent un moment terrifiés par ses seins cruellement brûlés, par sa toison pelvienne roussie et ses grandes lèvres sexuelles tuméfiées, sanguinolentes.
Sylvie s'agenouilla, posa sa main sur l'épaule de la jeune femme qui ouvrit les yeux en hurlant d'épouvante, s'imaginant reprise par son tortionnaire, puis elle éclata en sanglots en reconnaissant, incrédule, les « otages » évadés !
— Il ne faut pas rester là, sinon, ils te retrouveront, fit Sylvie. Nous avons une cachette, mais c'est loin. Tu peux marcher ? Je te soignerai, là bas...
Thierry s'empara du sac, fit la grimace devant sa lourdeur et le mit sur son épaule :
— Viens, on t'emmène à notre cachette...
Zelna eut un hoquet douloureux pour faire oui, de la tête et elle se mit debout, le visage buriné par la souffrance, l'intérieur des cuisses maculé par le sang s'écoulant de la blessure.
Vivement émue, les larmes aux yeux devant la détresse physique et morale de Zelna, Sylvie arrêta son camarade.
— Non, Thierry, laisse le sac. Nous reviendrons le chercher. Nous allons la téléporter jusqu'à notre cachette.
— Comment ? On peut ?
— Oui, en faisant la chaîne, je vais te montrer. Passe derrière Zelna et moi je me mettrai devant elle et tu tiendras mes bras et moi je tiendrai les tiens.
Il obéit, étendit les bras et se plaqua contre les fesses et les reins de la jeune femme. La fillette se plaça face à elle, serra son corps contre le sien et saisit les épaules de Thierry :
— Voilà, Tiiboun, attrape, toi aussi mes épaules, et toi, Zelna, mets une de tes mains sur mon épaule et l'autre sur une épaule de Tii... de Thierry. Ferme les yeux, ne pense plus à rien, fais le vide et laisse-toi faire... Ne dis plus rien. Toi non plus, Thierry.
Elle sonda le psychisme de ce dernier, celui de la jeune femme et lança un ordre mental. Activant leurs fonctions Psi, ils disparurent spontanément tous trois et se rematérialisèrent une dizaine de kilomètres plus loin, au bord de la rivière, près des rochers au creux desquels ils avaient passé la nuit.
Bouleversée par cette expérience, interdite aux Psi-Régressifs, Zelna ne put s'empêcher d'embrasser les enfants qui venaient de la soustraire, au moins pour un temps, à ses poursuivants.
Elle s'allongea sur l'herbe et ^'apprêtait à parler mais Sylvie venait de disparaître. Elle se rematérialisa une seconde plus tard en apportant le sac. Zelna se remit sur un coude mais la fillette lui conseilla de rester allongée :
— Je vais te soigner.
— Tu es gentille... Tu trouveras un tube de crème cicatrisante et aseptique, dans le sac.
— Non, ce serait trop long à agir. Je vais te soigner avec mes mains.
Zelna leva sur elle un regard stupéfait.
— Tu... tu as aussi le... le Hraan-Lor ? A ton âge ?
— C'est ma tante Lyrnaïna qui me l'a transmis, l'an dernier, quand elle a su que j'étais, comme elle, une mutante Psi.
— Dis, qu'est-ce que c'est, le... Hraan-Lor ? questionna le gamin.
— C'est un pouvoir qui guérit. Tatie Lyrnaïna l'a depuis son enfance et elle me l'a passé.
— Comment, elle te l'a passé ?
— Je ne sais pas comment, mais elle m'a pris les mains, les a gardées longtemps dans les siennes et j'ai senti des frissons dans les bras, dans les jambes, dans tout le corps ; je ne sais pas comment ça marche, mais ça marche. Tu vas voir.
— Dis, tu me le passeras, aussi ?
— C'est pas possible. C'est une grande personne qui peut le passer ; moi, je suis encore trop jeune.
— Et quand tu seras grande, tu me le...
— Oh ! Ecoute, laisse-moi tranquille, avec tes questions ! ronchonna-t-elle, avant de s'informer : Où est-ce que tu as le plus mal, Zelna ?
— Ici, fit-elle en désignant son sexe. J'ai été brûlée par un fulgurant...
— Ça va passer, tu verras. Toi, Thierry, va me chercher l'une des coquilles vides, celles des escargots que nous avons mangés hier soir. Tu choisiras la plus grosse, tu la rempliras d'eau à la rivière et tu reviens vite...
Le gamin partit en courant et ne tarda pas à revenir, tenant précautionneusement une grosse coquille emplie d'eau.
— Qu'est-ce que j'en fais ?
— Tu la poses sur le front de Zelna et tu la tiens tant que je ne te dis pas de... Bon, on verra ce que tu devras faire. Maintenant, reste tranquille et ne me pose plus de question.
Elle fit écarter les jambes à Zelna, s'agenouilla entre ses cuisses et approcha très doucement ses petites mains du sexe cruellement brûlé, sans le toucher.
— Ne te raidis pas, Zelna. La douleur va passer, répéta-t-elle sur un ton persuasif.
Les lèvres de la fillette remuaient imperceptiblement et son incantation à peine audible troubla seule le silence. Peu à peu, le visage de Sylvie se couvrit de sueur ; on la sentait tendue dans un formidable effort, une tension psychique surhumaine cependant que le « fluide » biophysique régénérateur s'écoulait de ses doigts et « passait » dans les tissus lésés, accélérant d'une manière incroyable la karyokinèse, la multiplication des cellules, la régénération de leurs constituants !
Bientôt, Thierry sursauta, se pencha sur la coquille qu'il maintenait sur le front de la patiente et ses doigts se mirent à trembler : l'eau contenue dans le coquillage commençait à frémir, puis à bouillir à grosses bulles ([5]) ! La paroi de la coquille s'échauffait, brûlait l'épiderme de l'enfant qui devait lui aussi faire des efforts douloureux pour ne pas lâcher le coquillage. Tremblant, se mordillant les lèvres, les yeux voilés de larmes, il s'apprêtait à parler, à supplier Sylvie lorsque celle-ci, d'une voix brisée, ordonna :
— Jette l'eau au loin !
Il ne se le fit pas dire deux fois et jeta la coquille brûlante tandis que la fillette, physiquement et psychiquement « vidée », enjambait Zelna et se laissait choir lourdement dans l'herbe.
Zelna, les yeux agrandis par une stupeur incrédule, remua les jambes, porta la main à son sexe et retint un sanglot d'émotion : elle ne souffrait plus, ou presque plus et ses grandes lèvres, naguère encore gonflées, tuméfiées, sanguinolentes, avaient repris leur aspect normal !
Elle se pencha sur Sylvie — embrassa ses joues et fouilla son sac pour en retirer une serviette avec laquelle elle essuya son visage, son cou, sa frêle poitrine moites de sueur.
— J'ai soif, très soif, murmura Sylvie.
Son camarade courut ramasser trois coquilles vides et se téléporta vers la source, revint se matérialiser près d'elle et lui donna à boire. Il refit à deux reprises encore le va-et-vient puis s'assit auprès d'elle, jetant un coup d'oeil au pubis de Zelna en questionnant :
— T'as plus mal ?
— Non, c'est... fantastique. Les Liingariens détenteurs de ce pouvoir extraordinaire — le Hraan-Loor — sont de plus en plus rares.
Sylvie tourna la tête vers la jeune femme et regarda sa poitrine tuméfiée, brûlée.
— Dans quelques heures, quand je serai « rechargée », je soignerai tes seins... Je sais combien tu souffres, mais à présent, je n'ai plus assez de Hraan-Lor pour te soulager. Il faut que je me repose et que je mange. Mais avant (elle se remit debout avec peine, soutenue par Zelna), je dois me laver... Je veux dire : chasser de mes mains et de mon corps les mauvais fluides que je t'ai « pris » en te soignant.
La jeune femme et Thierry l'aidèrent à marcher sur ses jambes vacillantes et entrèrent avec elle dans la rivière. Elle se laissa flotter, soutenue par l'enfant et Zelna, confiant au courant purificateur le soin de chasser les effluves « mauvais » accumulés dans son organisme.
Ils retournèrent sur la berge, Zelna et la fillette s'allongeant sur l'herbe tandis que le gamin allait, sur le conseil de la jeune femme, retirer du sac les vivres qu'elle avait emportés dans sa fuite.
— Mmmmmm, on va se régaler ! jubila Thierry en exhibant un sachet plastique rempli à ras bord de tranches de viande cuite, de jambon et de biscuits. Et quand tu seras guérie, quand Sylvie t'aura soignée, on partira et on ira se cacher chez ses parents. Et là, Ulyn-Ghor pourra plus nous faire du mal !
Un bel enthousiasme.
Un beau programme... Si tout allait aussi bien que le gamin l'espérait...
CHAPITRE IX
La jeune femme tempéra l'impatience de Thierry qui s'apprêtait à sortir les victuailles :
— Nous ferions mieux d'aller nous cacher tout de suite pour manger sous le couvert de la forêt ; ici, au bord de la rivière, nous sommes trop facilement repérables.
— Zelna a raison, approuva Sylvie en se levant avec lassitude. Ulyn-Ghor va envoyer des gardes à notre recherche.
Thierry enfila les deux sagaies dans l'attache du sac, les plaça sur son épaule et, de l'autre bras, il soutint la fillette par la taille dans un geste touchant d'affection et de protection.
Ils firent halte sous les basses branches d'un grand arbre et s'assirent sur l'herbe drue. Zelna ouvrit son sac étanche et distribua des tranches de viande, des biscuits salés, quelques fruits, qu'ils mangèrent de fort bon appétit. Le garçonnet fit plusieurs va-et-vient en se téléportant vers la source et en revenant avec des coquilles d'escargots — larges comme la main — remplies d'eau fraîche.
Zelna but à longs traits et fit ensuite couler un peu d'eau sur ses seins meurtris, en réprimant une grimace de douleur à laquelle répondit une crispation de Sylvie qui l'observait avec une mine désolée.
— Ça me fait de la peine, Zelna, de ne pas pouvoir te guérir tout de suite, mais je suis encore trop... faible.
La jeune femme lui caressa la joue, émue :
— Plus tard, ma chérie. Il faut maintenant te reposer, dormir. Tu as déjà fait beaucoup, pour moi... Pour moi qui n'ai pas été toujours très gentille avec toi et Thierry.
Le gamin prit une expression de gravité assez inattendue pour son âge et déclara :
— A présent, Zelna, c'est plus pareil. Tu es amie avec nous et Ulyn Ghor t'a fait du mal. Faut qu'on t'aide.
Elle eut à leur endroit un élan de tendresse ; ses yeux se voilèrent de larmes et elle les embrassa tous deux.
— Repose-toi, Sylvie ; dors si tu le peux. Je monterai la garde et vous préviendrai s'il y a du danger. Nous reprendrons la marche le long de la rivière, vers le nord, en fin d'après-midi.
Thierry plaça leur sac de vêtements sous la nuque de sa camarade et, avançant cocassement les lèvres, il l'embrassa maladroitement sur la bouche :
— Tu vas dormir, ma Sylvie, et moi, je monterai la garde avec Zelna.
Et avec beaucoup de sérieux, la sagaie à portée de la main, il s'assit près d'elle, adossé à l'arbre. La fillette se pelotonna en chien de fusil, la joue non pas sur le sac mais sur la cuisse du gamin, le bras gauche entourant ses genoux. Elle sombra presque aussitôt dans un profond sommeil, après un immense soupir de lassitude.
Zelna contempla un instant ces deux enfants, nus comme elle et qui, oubliant leurs griefs justifiés, lui témoignaient une touchante amitié, aussi spontanée que sincère.
Afin de ne pas troubler le sommeil de Sylvie, Thierry formula mentalement cette question !
— Tu as des enfants, toi, avec Torn-Hulgo ?
La jeune femme battit des paupières, un peu interloquée, puis son visage s'empourpra lorsqu'elle perçut les images mentales associées à la question.
Elle fit non, de la tête, et répondit elle aussi par télépathie :
— Pas encore.
Et de tiquer, en s'efforçant ensuite de réprimer son envie de rire lorsque le gamin enchaîna :
— Nous non plus, mais on aura deux enfants, Sylvie l'a vu, quand on sera grands. On aura une belle maison, dans la forêt et on ira souvent voir mes parents, tonton Gilles et tatie Régine, sur la Terre, là où que je viens.
— Là d'où je viens, rectifia-t-elle en souriant.
— Maintenant qu'on est amis, tu viendras nous voir, hein, avec tes enfants, quand tu en auras ? Ils s'amuseront avec nos petits et on fera de bons goûters, avec des gâteaux et plein de bonnes choses.
Zelna lui sourit avec gentillesse, caressa ses cheveux bouclés.
— Mais, mon chéri, quand toi et Sylvie serez adultes — disons dans une quinzaine d'années — vos enfants seront des bébés et les miens... si j'en ai, seront beaucoup plus grands que vous ne l'êtes aujourd'hui !
— Alors, tu viendras pas nous voir ?
— Mais si, nous resterons amis à jamais et ce sont les enfants de mes enfants qui s'amuseront avec les vôtres.
Le gamin fronça les sourcils, trouvant ce raisonnement bien compliqué !
Le soleil était au zénith quand Sylvie sortit de son sommeil réparateur. Couverte de sueur, elle s'assit, s'étira et sourit à son camarade et à la jeune femme :
— Ça va très bien, maintenant. Mon Hraan-Lor est revenu et je vais pouvoir te guérir, Zelna. Mais avant, on va se baigner ; il fait trop chaud et j'ai transpiré...
Ils allèrent barboter dans la rivière, se gardant de s'éloigner de la berge et s'apprêtaient à en sortir lorsque Thierry poussa un cri.
— Regardez, loin là-bas !
Un point brillant se profilait sur la grisaille de la chaîne de montagnes et grossissait graduellement.
— Un aéronef ! Il survole la rivière ! s'exclama Zelna, angoissée.
Ils se précipitèrent sous le couvert de la forêt et se blottirent au pied de l'arbre, dressant l'un l'autre une barrière mentale pour faire échec aux tentatives de détection psychique des hommes d'Ulyn-Ghor.
L'aéronef Shounkor, ovoïde miroitant au soleil, passa lentement à moins de cent mètres au-dessus de la rivière, parfaitement visible à travers le feuillage des arbres. Puis il s'éloigna vers le nord. Les trois fugitifs demeurèrent « muets », leur psychisme bloqué, pendant encore une demi-heure. Enfin, la fillette soupira :
— Ils sont loin. Ça a marché ! Tu avais raison, Zelna, de ne pas vouloir fuir en plein jour. Ils nous auraient vus, peut-être avant même de détecter nos pensées ! On marchera dès qu'il fera nuit. Comme ça, j'aurai le temps de me reposer une nouvelle fois, après que je t'aurai guérie...
— Tu es sûre de pouvoir le faire, tout de suite ?
— Oui, oui, mon Hraan-Lor est revenu. Tiens, allonge-toi, tu vas voir que « ça passe »...
La fillette s'agenouilla tout contre Zelna et approcha ses mains ouvertes à deux centimètres seulement des seins brûlés. La jeune femme ressentit peu à peu une douce chaleur puis des picotements légers tandis que Thierry, instruit désormais du processus à suivre, se téléportait vers la rivière et en revenait avec une coquille d'escargot remplie d'eau qu'il appliqua sur le front de la patiente.
Et au bout d'une quarantaine de minutes, le « miracle » s'était de nouveau accompli, laissant Sylvie épuisée, couverte de sueur et Thierry rejetant vivement la coquille dans laquelle l'eau bouillonnait !
Zelna, aussi bouleversée que la première fois, contemplait les bourgeons de ses seins, les tissus régénérés avec, simplement, une auréole rougeâtre qui disparaîtrait en quelques heures. Elle embrassa affectueusement la fillette, la serra contre elle et la prit dans ses bras, la souleva pour la porter elle-même jusqu'à la rivière, entrant avec elle dans l'eau cependant que Thierry découvrait les gestes instinctifs nécessaires et promenait ses petites mains à plat sur le visage, les épaules, les bras, les jambes de son amie maintenue à l'horizontale dans le courant.
— Ne nous attardons pas, conseilla Sylvie. Retournons sous l'arbre...
Sa voix était faible, ses membres mous et elle se laissa porter par la jeune femme qui l'étendit sur l'herbe cependant que Thierry allait lui chercher de l'eau à la source, qu'elle but longuement.
— Tu vas manger quelques tranches de viande, un fruit, puis tu te rendormiras et nous veillerons, décréta Zelna. Toi aussi, Thierry, tu essaieras de dormir. Je vais grimper dans l'arbre et surveiller le ciel, pour vous réveiller si un aéronef revenait afin que vous puissiez dresser aussitôt votre barrière mentale...
Taroun Koolongha, aux commandes d'un Shounkor ovoïde, survolait sans relâche la jungle, le fleuve Jlaornak et son affluent, le Vloarlor, depuis le matin. A ses côtés, Lyrnaïna et Oulnaa, leurs sens supra-normaux en éveil, sondaient inlassablement la région, en quête d'une onde mentale, d'une pensée, sans résultat.
Derrière eux, sur les sièges pivotant, Gilles Novak, Régine, Floutard et le couple Méricourt, anxieux, scrutaient ce paysage de jungle touffue, aussi dense que celle de l'Amazonie.
Taroun, sa femme et Lyrnaïna eurent simultanément un bref sursaut : un « foyer » de pensées existait, sur la gauche, dans la forêt ! Ils survolèrent bientôt un village primitif, sondèrent le psychisme des indigènes et n'y trouvèrent aucune « trace » de souvenir lié à deux enfants étrangers, fugitifs.
La rage au cœur, déçu, Taroun obliqua vers la droite et fit décrire un cercle à son appareil au-dessus de la rivière Vloarlor, passant ainsi sans s'en douter à moins de 100 mètres de sa fille, de Thierry et Zelna qui, ayant aperçu l'approche de l'aéronef, s'étaient immédiatement « isolés » derrière leur barrage mental, interdisant à quiconque de déceler leurs pensées angoissées !
Pendant une demi-heure encore ils restèrent tapis sous les basses branches du grand arbre, repliés sur leur peur, leurs ondes psychiques inhibées, tandis que l'aéronef qui aurait pu les sauver s'éloignait vers le sud, vers les Monts de Koraoungo dans les profondeurs desquels se terrait la base des rebelles. Elle aussi à l'abri de toute détection, protégée qu'elle était par un champ Psi négatif !
— Regardez, la rivière que nous survolons sort d'une grande caverne ! s'exclama Gilles Novak. Or, Lyrnaïna a bien visualisé une eau souterraine, lac ou rivière, dans la grotte des Psi-Régressifs.
— Ce n'est pas la seule rivière souterraine de cette région qui émerge d'une caverne, mais cela vaut la peine d'examiner le secteur de plus près, fit Taroun en posant l'aéronef en retrait d'un amas de rochers.
Sitôt à terre, Lyrnaïna éprouva une sensation d'angoisse et en fit part à ses amis. Nulle pensée étrangère ne venait affecter son psychisme, pourtant, ses dons paranormaux l'avaient mise en alerte. Taroun et Oulnaa fouillèrent son esprit, s'imprégnèrent de cette sensation, rapidement convaincus que celle-ci ne devait rien à son imagination. La gamme de leurs perceptions extrasensorielles était moins étendue, toutefois, ils partageaient sans réserve la conviction de l'hyper-sensitive et demeuraient en alerte.
— Un drame s'est déroulé ici et a laissé une aura de violence ou de souffrance, murmura Lyrnaïna.
Ils inspectèrent méticuleusement le sol, l'herbe, le sable de la berge en progressant lentement de front en direction de la caverne d'où sortait la rivière. Ce fut Charles Floutard qui attira leur attention sur deux sillons en creux dans le sable avec, de part et d'autre, des traces de mains, enfin, un peu plus haut, un creux plus large, allongé, tel qu'un corps aurait pu en laisser. Entre les deux sillons, des maculatures brunâtres et une tache beaucoup plus nette à la partie inférieure du creux le plus grand.
— Du sang ! Des traces de sang séché, que le sable a bu...
Lyrnaïna s'agenouilla, palpa de ses doigts ces traces alarmantes et ferma les yeux, visualisant peu à peu par psychométrie les images mystérieusement conservées par les structures moléculaires et du sable et du sang.
— Une femme... blessée... elle souffre... son sexe est meurtri... Ce n'est pas du sang menstruel... Elle a peur... Elle fuit... Un tortionnaire... Elle a été suppliciée... C'est tout. Je ne vois plus rien, soupira-t-elle en ouvrant les yeux.
— La malheureuse s'est traînée ensuite sur l'herbe où les traces cessent d'être visibles, nota Gille Novak.
Leurs yeux, tout naturellement, s'étaient portés vers la caverne.
— Qu'un tel drame se soit déroulé ici même prouve, avec une quasi-certitude, que la base rebelle se dissimule sous cette montagne, fit Taroun Koolongha. Et cela, en effet, correspond parfaitement à l'image que tu as perçue, Lyrnaïna, dans le psychisme d'Ulyn-Ghor.
Norberte Méricourt, la gorge nouée par l'anxiété, les yeux humides, rivait son regard sur la gueule sombre de la grotte : son fils et Sylvie étaient quelque part, captifs des ténèbres, aux mains des Psi-Régressifs tapis dans leur base secrète. Très proches, peut-être, mais inaccessibles.
Lisant en elle et partageant sa douleur de mère, Oulnaa posa sa main sur son bras.
— Je sais ce que tu ressens, Norberte, mais nous ne pouvons rien tenter maintenant sans risquer de compromettre la sécurité de nos enfants. Il faut attendre... Le Conseil des Sages ayant accepté les conditions des Psi-Régressifs, ceux-ci libéreront Thierry et Raa-Maani après la livraison du Psirilium.
— Et connaissant désormais leur repaire, nous pourrons ensuite l'investir et châtier ces criminels, compléta son époux.
Ils s'en retournèrent vers l'aéronef cependant que Gilles Novak et Taroun Koolongha échangeaient un bref regard d'intelligence...
Depuis la fuite des enfants et la disparition de Zelna, Ulyn-Ghor ne décolérait pas. Ces échecs successifs blessaient son amour-propre et créaient chez ses complices un sentiment défaitiste qui amoindrissait son autorité.
Il avait passé une partie de la journée à compulser les fiches des membres de la base et relisait pour la troisième fois l'une de ces fiches cartonnées. Sa décision prise, il composa un indicatif sur le tableau de commande incliné, à droite de sa table de travail et prononça dans un micro :
— Taal-N'Ko est attendu au Q.G... Taal-N'Ko est attendu au Q.G.
Il coupa le contact d'un geste nerveux et, peu après, le Liingarien convoqué se présenta : un homme de haute stature, très blond, musculeux, ses poings massifs, la mâchoire carrée, vêtu d'un justaucorps bleu nuit serré à la taille par un large ceinturon.
— Assieds-toi, Taal-N'Ko. Tu es l'un des derniers à avoir rallié notre base et ta « disparition », selon nos renseignements, n'a pas encore donné lieu à des recherches puisqu'elle survint au tout début de ta période de vacances.
« Par ailleurs, tu possèdes un parent... (il jeta un coup d'œil à la fiche, enchaîna) travaillant au complexe industriel de Viloon-Ghao... là où est fabriqué le Psirilium, qui doit nous être livré demain soir, au sud du désert de Tn'Argola.
« Ce parent — ton oncle Borlan-Louor — trouverait-il bizarre, voire anormal, que tu lui rendes visite ? »
— Pas du tout. Nous avons toujours été dans les meilleurs termes et, généralement, au cours de mes vacances, une ou deux fois par an je passe quelques jours chez lui.
— Voilà qui est parfait. Je vais te charger d'une mission... délicate... Une mission d'espionnage, n'ayons pas peur des mots, qui consistera à vérifier que les sbires du pouvoir exécutent correctement mes consignes. C'est ce soir ou demain matin au plus tard que le Psirilium sera logé, sous pression, dans les vingt-cinq containers et je voudrais que tu t'assures, de visu, que c'est bien du Psirilium qui nous sera livré et non pas simplement... de l'eau, par exemple !
— Je suis à tes ordres et j'accomplirai sans difficulté cette mission, Ulyn-Ghor, mais je doute que le Conseil des Sages ait l'audace de nous tendre un piège aussi grossier dans la mesure où nous sommes censés détenir les enfants en otage.
— Justement, Taal-N'Ko, c'est en vérifiant que l'opération de mise en containers du Psirilium se déroule normalement que nous pourrons avoir la certitude que ces enfants n'ont pas été récupérés, d'une manière ou d'une autre, par leurs parents ! Si l'opération est interrompue, cela prouvera qu'on va nous tendre un piège !
— Bien raisonné.
— Prépare tes... « affaires de vacances » et pars immédiatement pour rendre visite à ton oncle Borlan-Louor, sourit-il. L'un de nos aéronefs Shounkor est à ta disposition...
A 200 kilomètres au nord de Shangaar, la capitale planétaire, le gigantesque complexe industriel de Viloon-Ghao étalait ses usines et bâtiments divers le long du fleuve Noaxao. Un système complexe de canaux alimentait les installations industrielles et les eaux usées étaient ensuite collectées par un centre d'épuration dont les bassins de décantation s'étiraient à perte de vue. Recyclées, purifiées, ces eaux retournaient au fleuve, vierges de toute pollution, tandis qu'une station géante de pompage dirigeait les matières et substances résiduelles toxiques vers une usine de traitement qui les rendait inoffensives, respectant ainsi le cycle sacré de la vie et maintenant en permanence l'équilibre écologique.
Ce dont bien des cartels, trusts ou holdings multinationaux de la Terre se moquent éperdument, malgré leurs protestations du respect de la Vie assorties de « démonstrations » dérisoires et inopérantes !
L'ingénieur Borlan-Louor, responsable de la Centrale Energétique du complexe industriel, fut agréablement surpris de recevoir l'appel de son neveu Taal-N'Ko dont le visage souriant s'inscrivait sur l'écran du télévisionneur de son bureau.
— Où es-tu, vaurien ? plaisanta-t-il.
— Chez toi, où ton androïde m'a fort civilement reçu et offert un rafraîchissement dont j'avais grand besoin !
— Je rentrerai fort tard, ce soir. Pourquoi ne viendrais-tu pas me rejoindre à la Centrale ?
— Si ma présence ne te dérange pas trop dans ton travail, c'est d'accord.
— Un travail de routine qui consiste à suivre sur les multiples écrans la bonne marche des opérations en cours ne m'empêchera pas de bavarder avec toi. Ni de prendre un pot, car j'ai un réfrigérateur bien garni. Amène-toi !
Un verre à la main, Taal-N'Ko, tout en devisant avec son oncle, examinait la multitude d'écrans de contrôle déployés en demi-cercle au-dessus de l'immense console constellée de voyants lumineux multicolores. Cinq techniciens, de place en place, sur leur siège pivotant, surveillaient les indications qui défilaient en caractères rouges ou verts, scintillant sur les terminaux.
De sa cabine surélevée, l'ingénieur-superviseur Borlan-Louor vérifiait quant à lui, sur une autre batterie d'écrans télévisionneurs, les opérations en cours et les manœuvres des techniciens.
— Oui, un boulot de routine puisque cette sorte de dispatching est contrôlé automatiquement par les cerveaux électroniques, commentait Borlan-Louor. Ces techniciens et moi-même n'avons donc pas grand-chose à faire, mais le respect des normes de sécurité impose cependant notre présence.
Ils bavardèrent de choses et d'autres, prirent respectivement de leurs nouvelles, Taal-N'Ko jetant parfois des coups d'œil en apparence indifférents sur les images changeantes des écrans, se gardant de poser des questions indiscrètes liées à l'objet de sa mission.
Sur l'un des écrans venait d'apparaître une jeune femme, nue (hormis un cache-sexe), portant un scaphandre transparent et un casque globulaire. De magnifiques cheveux roux, des yeux bleu-vert, elle remuait les lèvres, s'adressant à l'un des techniciens qui enfonça une touche sur son pupitre de commande. La communication fut aussitôt transmise à Borlan-Louor et le visage de la jeune femme se forma sur son écran.
L'ingénieur, qui n'avait pas été sans remarquer la lueur d'intérêt suscitée par la rousse créature dans le regard de son neveu, l'avait complaisamment renseigné mais de façon laconique.
— Hyr-Noousha, ingénieur-chimiste. Belle fille... et célibataire, si tu penses ce que je crois que tu penses !
Il pensait justement à « ça » ! Et sourit, au moment où la rousse apparaissait sur l'écran. Celle-ci, avec une fugitive expression de surprise, répondit à ce sourire et porta aussitôt son attention sur Borlan-Louor.
— Désolé, Superviseur, mais le temps imparti à l'Opération P devra être prolongé d'une heure minimum. Nous avons eu un petit problème avec le système de refroidissement d'un container ; il est en révision et sera prêt dans une demi-heure, d'où ce retard porté à une heure par mesure de précaution.
— Bien noté, Hyr-Noousha. Et désolé pour vous aussi. Ce contretemps n'est grave, sourit-il, que si vous aviez l'intention d'assister à un spectacle, ce soir. A bientôt.
— Je n'ai aucun projet particulier pour ce soir. Merci, Superviseur. A bientôt.
— En ce cas, formula mentalement Taal-N'Ko, je vous invite à dîner et vous ferez en acceptant une bonne action, car je suis en vacances et dans ce bled, je commence à caresser des idées de suicide !
L'image disparut de l'écran mais la réponse télépathique lui parvint sur-le-champ.
— Je passe ma vie à faire des bonnes actions ! Venez donc m'attendre à huit heures. Sortie A-Ouest du Secteur Chimie Industrielle. Le Superviseur vous indiquera le chemin.
Par discrétion, Borlan-Louor s'était abstenu de s'immiscer dans cet échange télépathique mais ce fut sans étonnement qu'il entendit son neveu déclarer en riant :
— C'est chic à toi de m'avoir « téléguidé » vers cette fille en lui parlant d'un éventuel projet de spectacle contrecarré par l'incident.
— Elle n'a pas de projet ?
— Si, elle en a un, maintenant : celui de me rencontrer ce soir à huit heures !
Borlan-Louor soupira avec une mine faussement offusquée.
— Ah ! Cette jeunesse, qui ne perd plus de temps en préliminaires et passe directement aux... choses sérieuses ! Si j'ai bien compris, il est inutile que je fasse préparer ta chambre, ce soir ?
— En toute apparence, tu as bien compris. Cet ingénieur chimiste a sûrement le sens de l'hospitalité. A moins que la très mystérieuse « Opération B » ne lui complique la vie et compromette nos espoirs de passer agréablement la soirée... et la nuit.
Il avait volontairement commis ce lapsus et son oncle rectifia.
— Opération P, pas B. Il s'agit de loger dans des containers une substance « P » — je ne sais laquelle, au juste — dont le client attend la livraison demain. Tout se passera bien et ce retard ne se prolongera pas.
Hyr-Noousha, sa ravissante personne drapée dans un voile mauve translucide (dont les plis ramassés sur son épaule droite formaient une diagonale dévoilant son sein gauche), avait préparé un succulent repas dans sa résidence entourée d'un parc et pourvue d'une piscine circulaire, éclairée par des dalles luminescentes bleu turquoise.
Taal-N'Ko n'avait fait aucune difficulté lorsque la jeune femme lui avait proposé de manger chez elle à la fortune du pot plutôt que de se rendre au restaurant.
— Nous aurons tout le temps, demain, de dîner en ville, avait-elle dit en toute simplicité.
— Pas demain — je dois m'absenter — mais après-demain, avec le plus vif plaisir, Hyr-Noousha. Nous pourrions même aller passer la fin de la semaine sur l'île de Tlaborango... si vous n'avez rien contre.
Elle se leva, coula un regard ironique à son invité et vint nouer ses mains derrière sa nuque en le considérant avec une gravité feinte :
— Essayerez-vous de me dévergonder en me proposant ce séjour sur cette île paradisiaque où tout est conçu pour l’érotisme à deux... ou à plusieurs ?
Il plaça ses mains sur les hanches de la jeune femme et inclina la tête en riant.
— Exactement, belle Hyr-Noousha...
Il chercha ses lèvres et l'embrassa longuement, la sentit vibrer dans ses bras et, lorsqu'elle reprit souffle, la rousse créature avoua :
— D'accord pour l'île de Traborango. J'y suis allée souvent mais ne t'y ai jamais rencontré.
— Je suis très occupé et n'ai pu m'y rendre que deux ou trois fois.
Plus tard dans la nuit, lorsque Hyr-Noousha s'abandonna totalement, son corps noué à celui de son partenaire et criant son plaisir, ses défenses mentales tombèrent et l'agent d'Ulyn-Ghor eut alors la vision du hall de l'usine où la jeune femme avait supervisé l'Opération P.
P désignait bien le Psirilium.
Ce n'était pas de l'eau, mais bien cette substance 6 combien précieuse qui avait été injectée sous pression dans 25 containers, lesquels, le lendemain, seraient effectivement livrés au Sud du désert de Tn-Argola...
Taal-N'Ko put alors oublier sa mission — parfaitement accomplie ! — pour savourer et partager l'explosion sensuelle de sa maîtresse conduite au faîte du plaisir...
Une fois le Psirilium en lieu sûr dans la base souterraine, Ulyn-Ghor accorderait certainement volontiers un congé à Taal-N'Ko, impatient de se rendre avec Hyr-Noousha en l'île de Tlaborango. Elle avait indéniablement d'excellentes dispositions pour l'amour et son tempérament volcanique s'accommoderait on ne peut mieux des « hommages » empressés de plusieurs partenaires... Ce dont lui-même se réjouissait, n'ayant rien contre les transports en commun !
Le lendemain, l'agent de renseignements « occasionnel » Taal-N'Ko regagna la base secrète des Psi-Régressifs et se présenta au rapport. Il n'eut évidemment point à attendre, Ulyn-Ghor le recevant toutes affaires cessantes pour apprendre l'heureuse issue de sa mission.
— Tu es absolument certain que c'était bien du Psirilium et non pas une quelconque mixture que l'on a injecté sous pression dans les containers ?
— Tout ce qu'il y a de certain, affirma Taal-N'Ko. Hyr-Noousha est ingénieur chimiste et, par elle, j'ai eu confirmation que les vingt-cinq containers seraient livrés ce soir au point fixé par nous dans le désert de Tn'Argola. Les deux enfants ont dû périr dans la jungle et les autorités sont donc toujours convaincues que nous les détenons en otages, sans cela, c'est effectivement de l'eau qu'ils auraient placée dans les containers, en logeant par exemple dans l'un d'eux un émetteur d'impulsions qui leur aurait permis, par satellite, de « pister » à distance le Psirilium sitôt que nous en prendrons livraison.
Ulyn-Ghor secoua la tête.
— Non, ils ne commettront pas cette erreur, car nous avons le moyen de vérifier la mise hors circuit des satellites et de leur réseau de détection. Si, au moment de la livraison, nous décelons la moindre anomalie imputable à une détection spatiale nous ne réceptionnerons pas les containers et, pour Voraan-Khor et son Conseil des Sages, cela signifiera que nous avons éventé un piège ; donc, que la vie des otages sera mise en jeu.
« Nous n'avons plus rien à perdre et les autorités seront bien forcées d'accepter nos conditions.
« Je vais d'ailleurs adresser à Voraan-Khor un ultime message de mise en garde avant de déclencher l'opération « récupération »... »
Norberte Méricourt, au fil des heures, rongée par l'angoisse, ne pouvait plus tenir en place. En compagnie de son époux, de Gilles Novak, de leurs amis et de leurs hôtes, elle allait et venait, incapable de rester assise, ayant refusé de se baigner dans l'étang ainsi qu'Oulnaa le lui avait proposé en début d'après-midi.
— Comment pouvez-vous demeurer là, tranquillement dans vos fauteuils, alors que nos enfants vivent peut-être leurs dernières heures, aux mains de ces monstres ! explosa-t-elle dans un sanglot.
Son mari la prit sans ses bras cependant que Gilles Novak rectifiait d'une voix ferme :
— Leurs dernières heures de captivité, Norberte, sois-en bien persuadée ! Le Psirilium sera livré à la tombée de la nuit et quelques heures plus tard, Thierry et Sylvie seront libérés.
Elle tourna vers Gilles un visage baigné de larmes et hoqueta, pathétique.
— J'aimerais partager ta confiance, mais je suis torturée par l'angoisse !
Elle considéra Taroun, sa femme, Lyrnaïna, Régine et Floutard puis s'assit lourdement sur le divan, près de son époux et se prit la tête entre les mains.
— Je ne vous comprends pas ! Un tel calme est... est incompréhensible alors que, vous aussi, vous devriez être déchirés par l'anxiété !
Norberte leva vivement la tête, soupçonneuse soudain.
— Ou alors, vous me cachez quelque chose et...
Oulnaa revint de la cuisine et lui apporta un verre contenant un liquide rosé.
— Bois cela, ma pauvre Norberte, et tu seras alors en mesure de résister — tout comme nous — à cette affreuse tension nerveuse. Si, je t'en prie, bois... ou alors, tu vas craquer et ça n'arrange rien, bien au contraire.
La jeune femme finit par accepter et but nerveusement la boisson d'un goût agréable...
Un quart d'heure plus tard, elle s'affaissait doucement contre l'épaule de son mari, profondément endormie.
— Ce somnifère est vraiment sans danger ?
— Sans aucun danger, Raymond, le rassura Taroun. Monte la dans la chambre ou elle dormira d'un sommeil paisible jusqu'à demain matin. Il n'y avait pas d'autre moyen de la calmer.
Il consulta sa montre, nerveux et ajouta :
— Le Psirilium sera livré dans deux heures et...
Les notes musicales du télévisionneur l'interrompirent et il mit le contact à la réception. La communication émanait du Cabinet de la Présidence du Conseil des Sages et Taroun Koolongha reconnut sur l'écran le secrétaire personnel du Shorn-Lo Voraan-Khor.
Celui-ci déclara :
— Nous venons de recevoir un dernier message d'Ulyn-Ghor dont je vais vous faire entendre l'enregistrement...
Le secrétaire du président Voraan-Khor avança la main vers une commande et la voix du chef des rebelles retentit :
— Une dernière fois, Shorn-Lo, je vous confirme que nous n'hésiterons pas à exécuter les otages dans l'éventualité où nous décélérions la moindre activité d'espionnage du côté des satellites artificiels ! Ceux-ci devront être mis hors circuit dans une heure, soit une heure avant que vous ne livriez le Psirilium au point choisi par nous dans le désert de Tn'Argola. Nous avons le moyen de contrôler cette mise hors circuit et si celle-ci n'intervenait pas, prouvant ainsi votre manquement aux engagements souscrits, je le répète, nous n'hésiterions pas à supprimer les otages.
« Si tout se passe bien, ces enfants seront libérés demain avant midi. Sinon, vous serez responsables de leur mort.
« Terminé. »
Le crépuscule s'étendait sur la forêt.
Zelna, Sylvie et Thierry achevaient de manger leurs derniers vivres et devraient se contenter, demain, des escargots douceâtres pour subsister. Mais peut-être parviendraient-ils à atteindre un village où ils seraient secourus ?
— Il fait presque nuit et nous allons nous mettre en marche, décréta la jeune femme. En suivant la rivière vers le nord, nous finirons bien par rejoindre...
— Chut ! la coupa la fillette en se concentrant brusquement, inquiète.
Zelna et Thierry sondèrent son esprit et dressèrent aussitôt une barrière mentale cependant que la fillette les imitait, en confiant :
— Des hommes se rapprochent... Ils ne nous cherchent pas... Ce sont des explorateurs... Ils s'intéressent aux plantes de la forêt...
Zelna, tendue, anxieuse, s'apaisa peu à peu, sondant elle aussi les pensées des inconnus :
— Oui, ce sont des botanistes... Ils remontent le cours de la rivière, à bord de trois « Flotgeurs »...
— C'est quoi, des flot... geurs ? demanda Thierry.
— Des embarcations spéciales, dégravitées, qui flottent et qui peuvent aussi plonger car elles ont un habitacle étanche. Leur nom barbare vient des mots « flotteur » et « plongeur »...
Elle se concentra et sourit, rassérénée.
— Oui, ce sont des savants. Ils s'entretiennent de leur récolte de plantes sauvages... Nous sommes sauvés, mes enfants !
Ils coururent à sa suite jusqu'à la berge et ne tardèrent pas à distinguer, trouant la niât, les feux de position des « Flotgeurs » occupés chacun par cinq Liingariens.
— Ohé!... Ohé ! cria Thierry en trépignant de joie.
Zelna et Sylvie faisaient des moulinets avec les bras.
Un puissant projecteur s'alluma, fouilla la jungle et les aveugla.
Ils se protégèrent de l'éblouissement, la main devant les yeux, cependant que les esquifs s'immobilisaient. Des hommes restèrent dans l'habitacle étanche et d'autres sautèrent sur la berge.
Les fugitifs s'écroulèrent alors, frappés par le flux des armes hypnogènes, tandis que l'un des Liingariens s'esclaffait :
— La ruse d'Ulyn-Ghor était effectivement géniale ! Inutile de continuer de focaliser nos pensées sur la collecte des plantes sauvages. Ils ont mordu à l'hameçon et nous allons les ramener à la base...
Il contempla Zelna inconsciente, se baissa, intrigué puis incrédule en palpant ses seins qui ne portaient plus la moindre trace des tortures subies.
— Ça, alors !
Il orienta le faisceau de sa torche vers le pubis de la jeune femme et répéta bêtement :
— Ça, alors ! Elle est guérie !
— Pas pour longtemps, railla un autre, je préfère être à ma place qu'à la sienne ! Ulyn-Ghor n'a pas digéré sa négligence et moins encore sa fuite. En rentrant, c'est sûr, Zelna va passer un sacré mauvais quart d'heure !
— En route, les gars. A l'heure qu'il est, le Psirilium doit être livré et demain, nous libérerons ces moutards qui nous ont causé déjà bien trop d'emmerdements !
L'aéronef de transport chargé des 25 containers de Psirilium se posa, à la nuit tombée, dans l'une des immenses crevasses qui lézardaient le sinistre désert de Tn'Argola.
Conformément aux exigences des rebelles, les satellites artificiels avaient été mis hors circuit.
Le panneau de soute coulissa et les dégraviteurs orientèrent leur champ sur les énormes containers qui, l'un après l'autre, furent extraits de l'appareil pour être déposés sur le sol pierreux et sablonneux à la fois de la faille géologique, large à cet endroit d'une cinquantaine de mètres.
Ces « fûts » hermétiques abritant la précieuse substance, auto-réfrigérés, s'entouraient d'une légère vapeur qui paraissait bouillonner sous l'éclat des projecteurs de l'aéronef.
Lorsque le dernier container eut été déposé, l'appareil de transport décolla, sortit du canyon et gagna rapidement de l'altitude en mettant le cap vers le Nord.
Une demi-heure s'écoula et un aéronef similaire, escorté par un appareil de moindre volume, apparut, volant au ras du sol, au fond de la faille géologique, donc invisible de la surface.
Ulyn-Ghor avait tenu à participer personnellement à l'opération de récupération. Armé d'un fulgurant et escorté par une trentaine de gardes en armes eux aussi, il examina soigneusement les containers fumant et un sourire sardonique erra sur ses lèvres.
— Ils ont tenu parole ! Les satellites de détection sont muets et les renseignements obtenus par Taal-N'Ko étaient bons. Avec ce Psirilium, nous allons pouvoir construire dans la grande salle de la caverne un Shounkor géant à partir duquel nous pourrons nous infiltrer sur la Terre.
« Et si, sur Liingar, nous sommes des Psi-Régressifs, sur cette planète « primitive », nos facultés télépathiques feront de nous des sortes de surhommes et nous ne tarderons pas à nous approprier les postes de commande. Nous développerons une industrie analogue à celle de Liingar et, un jour, nous reviendrons en force et éliminerons Voraan-Khor et les guignols de son Conseil des Sages afin de prendre le pouvoir.
« Nous serons alors les maîtres... et de notre planète et de la Terre ! Venez, mes amis, nous fêterons demain cette première victoire... »
Les containers furent chargés par dégraviteurs dans la soute et Ulyn-Ghor regagna le petit aéronef.
Celui-ci décolla, suivi par l'appareil de transport.
L'un derrière l'autre, ils parcoururent à vive allure les sinuosités du canyon et obliquèrent vers l'Ouest, s'engageant dans une seconde crevasse, plus large, pour accélérer.
Passant ainsi d'une faille à une autre dans l'inextricable réseau qui sillonnait le désert — mais dont ils connaissaient parfaitement la topographie — ils pénétrèrent enfin dans une vaste caverne des Monts de Koraoungo communiquant avec celle qui abritait la base secrète.
Un énorme vantail se referma et les aéronefs se posèrent sous une voûte de roc éclairée par de puissants projecteurs. D'autres aéronefs étaient alignés dans ce « parking » souterrain situé à moins de cinq kilomètres de la base.
Les containers furent une fois de plus manipulés par les dégraviteurs et alignés sur un tapis roulant qui, chaque fois, avançait de quelques mètres. Lorsque le dernier y eut été déposé, la bande roulante se mit en mouvement et ne s'arrêta que lorsque son chargement eut atteint le vaste block « industriel » édifié dans la base secrète, au-delà de la berge de la rivière souterraine, en un secteur où, jamais, les enfants n'avaient eu accès.
Ce secteur, Sylvie et Thierry avaient voulu, un jour, s'en approcher mais les « bracelets » à induction s'étaient échauffés sur leur poignet, les forçant à rebrousser chemin...
Les 25 containers avaient été disposés côte à côte, sur les terre-pleins de part et d'autre du « chemin » allant de la rivière au block industriel.
Non sans fierté, Ulyn-Ghor avait réuni tous les occupants de la base afin de leur tenir un discours destiné à raffermir son autorité et galvaniser les défaillants.
— Ce jour marque pour nous une étape cruciale et constitue une magnifique récompense pour toutes nos peines et nos efforts dans la vie de reclus que nous avons choisie. Une vie de taupes qui approche de son terme car, désormais, nous allons être en mesure d'édifier sous cette voûte de roc un Shounkor géant à partir duquel nous nous infiltrerons sur la Terre. Psi-Régressifs, uniquement dotés du sens télépathique, nous avons perdu nos facultés de téléportation, de psychokinèse à l'instar de la plupart de nos compatriotes Liingariens.
« Mais ce handicap n'en sera plus un, sur la Terre, où la télépathie et la suggestion mentale sont l'apanage d'une minorité. Là-bas, sur ce monde analogue au nôtre, nous aurons tôt fait de nous infiltrer dans les administrations, les ministères et nous y occuperons insensiblement les postes clés. Un jour, nous contrôlerons un ou plusieurs gouvernements et formerons alors des corps d'invasion, instruits et entraînés par les membres de notre contingent de sécurité... »
Rompu à la démagogie, il désignait du geste, en manière d'hommage, les 50 gardes en justaucorps sombre, au large ceinturon avec, sur leurs hanches, les étuis d'un fulgurant thermique et d'un paralysateur.
Satisfait des mouvements et murmures approbateurs suscités par son programme, le chef des rebelles poursuivit :
— Contrairement à ce que nous pensions, les enfants que nous détenions en otages ne sont pas morts dans la forêt, après leur évasion. Ils ont été retrouvés et sont en route, sous bonne escorte, surveillés par nos gardes...
Il avait, d'un signe de tête, montré l'extrémité de la caverne où la grille fermant la sortie demeurait grande ouverte.
— D'un moment à l'autre, les « Flotgeurs » ramenant ces garnements vont arriver. Zelna, elle aussi, a été capturée ; sa fuite et son intention de nous trahir seront punies sévèrement, cette nuit même. La criminelle avait pu rejoindre les otages évadés et c'est à la suite d'une ruse que nous avons pu les coincer...
— Une ruse dont l'honneur revient à Ulyn-Ghor, souligna le responsable du contingent de sécurité, trop heureux de saisir l'occasion de flatter son chef !
Nouveaux murmures appréciateurs dans l'assistance dont l'attention fut bientôt attirée par une pâle clarté qui prenait naissance au-delà de la grille, dans les profondeurs de la rivière souterraine.
— Nos hommes arrivent avec les otages et la prisonnière ! jubila Ulyn-Ghor.
Toutes les têtes s'étaient tournées vers la lumière des projecteurs des esquifs dégravités qui, ayant franchi en immersion le siphon géant, refaisaient surface et remontaient maintenant le courant en direction de la base secrète.
Nul ne se préoccupait plus des containers de Psirilium...
De ces cylindres massifs dont le sommet, lentement, pivotait sur lui-même, s'écartait en silence pour laisser émerger... Gilles Novak et ses compagnons, armés de fulgurants et de paralysateurs !
Il n'y eut aucune sommation préalable et la première salve coucha plusieurs rangées de Psi-Régressifs.
Un mouvement de panique s'ensuivit, ponctué de cris et de jurons.
Découvrant bien trop tard le piège diabolique dont ils étaient victimes, les rebelles s'égaillèrent vers les bâtiments ou plongèrent dans la rivière, nageant frénétiquement vers les renforts qui arrivaient, clignant des yeux sous l'éclat des projecteurs des « Flotgeurs » dont l'habitacle étanche, maintenant, crevait la surface et se soulevait rapidement.
Les gardes épargnés par la première salve s'étaient jetés à plat ventre ou avaient gagné l'abri des stalagmites et ripostaient aux fulgurants thermiques ! Les traits de feu zébraient la caverne avec des grondements brefs, éblouissants.
Taroun Koolongha, Gilles et leurs compagnons, protégés par le blindage des containers, avaient débloqué les meurtrières spécialement aménagées dans les cylindres sur les conseils du journaliste — auteur de ce plan « machiavélique » — et répondaient par des rafales, fauchant en grand nombre les gardes. Un plan inspiré à Gilles par la très vieille histoire d'Ali Baba et les 40 voleurs, où les jarres portées par les bourricots avaient été remplacées par ces volumineux containers de métal véhiculés par aéronefs !
— On n'arrête pas le progrès ! avait plaisanté Charles Floutard en se coulant, avec Lyrnaïna, dans l'un de ces cylindres.
Loin de recevoir du secours, les rebelles fuyant à la nage furent « cueillis » par les nouveaux arrivants. Coup de théâtre auquel il ne s'attendaient guère. En effet, contrairement à leurs espérances, les « Flotgeurs » n'abritaient pas leurs complices, mais des commandos intégrés dans le plan en tenaille conçu par Gilles Novak ! Commandos qui avaient intercepté les gardes ramenant les otages et qui s'étaient substitués à eux pour investir la place et en bloquer l'issue !
Conscients de l'inutilité de poursuivre une lutte vouée à l'échec, les survivants quittèrent leurs cachettes, bras levés et se rassemblèrent sur l'esplanade, vaincus, découragés.
Taroun Koolongha, Gilles et leurs amis se hissèrent hors des containers et sautèrent sur le sol, les armes à la main. Les premiers éléments des commandos amenés en « Flotgeurs » opérèrent alors leur jonction avec eux, déjà au sein de la base où les rebelles les avaient innocemment introduits en s'imaginant convoyer le Psirilium !
Un Psirilium inexistant puisque aussi bien l'équipe de Gilles Novak s'était dissimulée dans les cylindres livrés d'abord au Sud du désert de Tn'Argola, en lieu et place des véritables containers qui, au sortir du complexe industriel de Viloun-Ghoa, avaient été mis sur une voie de garage !
Les containers factices, munis d'un système de refroidissement destiné à créer autour d'eux la vapeur de condensation caractéristique — propre à donner le change à un espion éventuel — avaient été préalablement équipés d'un système créant une atmosphère artificielle à recyclage automatique.
Taroun Koolongha et Gilles se penchaient sur Ulyn-Ghor, vivant mais figé dans une expression de fureur sans borne !
Sous les ordres des commandos s'amorçait la phase d'évacuation : valides ou atteints par le flux des paralysateurs, les rebelles s'entassaient dans l'habitacle étanche des « Flotgeurs ».
Répondant à l'appel mental d'Oulnaa, l'officier qui dirigeait les opérations s'approcha d'elle, souriant :
— N'ayez aucune crainte, madame, votre fille et le gamin sont en parfaite santé, le médecin du commando les a ranimés et ils arrivent, avec Zelna.
Instruit de la bonne nouvelle, Raymond Méricourt partagea la joie de Taroun, d'Oulnaa et de tous ceux grâce auxquels ce périlleux coup de main avait été mené à bien.
Son projecteur de proue éclairé, un « Flotgeur » ne tarda pas à émerger, ruisselant d'eau après avoir franchi en immersion le siphon de la rivière souterraine. L'habitacle étanche se souleva et les premiers à sauter sur la berge furent les deux enfants, accompagnés de la jeune femme... tous trois revêtus de leur slips, pour la circonstance !
Thierry et Sylvie se ruèrent en courant vers leurs parents, pleurant de joie et riant tout à la fois au cours d'interminables embrassades que Zelna, restée en retrait, observait avec des regards attendris.
— Et maman ? s'enquit le gamin. Elle est pas venue ?
— Euh... Elle dort, mon chéri, répondit son père.
— Ah ! Elle avait sommeil ?
— Ma foi... nous l'avons un peu aidée à s'endormir, avoua-t-il en dissimulant un sourire. Nous la réveillerons tout à l'heure, pour lui faire la surprise de nos retrouvailles.
Sylvie et Thierry coururent vers Zelna, la tirèrent par les mains et l'amenèrent en sautillant d'allégresse.
— C'est Zelna, annonça le garçonnet. Ulyn-Ghor lui a fait du mal mais Sylvie l'a guérie. C'est notre copine, maintenant et on se quittera plus !
Lyrnaïna sonda son psychisme et lui sourit.
— Merci pour tout ce que tu as fait, Zelna. Tu seras désormais notre amie...
— Et puis, enchaîna Thierry en prenant la main de Sylvie, ses enfants s'amuseront avec nos enfants.
Et de secouer le bras de sa camarade en conseillant :
— Dis-leur, ma Sylvie, qu'on va avoir deux petits garçons !
Devant la mine pétrifiée de Charles Floutard et les fous rires de Régine, Oulnaa et Lyrnaïna, la fillette haussa les épaules.
— Pas tout de suite, voyons, faut attendre qu'on soit grands !
Gilles Novak éclata de rire tout comme ses amis, non sans songer à cette époque future où, effectivement, des filles et garçons de la Terre, sélectionnés pour leurs aptitudes parapsychologiques et devenus adultes, donneraient naissance à des métis terro-liingariens.
Métis constituant les premiers rejetons d'une espèce nouvelle, aux pouvoirs étranges et fantastiques, destinés un jour à remplacer graduellement la race humaine « classique » qui aurait fait son temps...
FIN